Manga de Shin’ichi Sakamoto
Ki-oon (2024) – 246p. nb& couleur. Série en cours, 2/4 volumes parus.
Merci aux éditions Ki-oon pour leur confiance.
Lorsque le navire russe Demeter s’échoue dans le petit port de Whitby l’effrontée Mina Murray et ses camarades de l’aristocratie anglaise assistent à des évènements inexplicables. Une force maléfique s’est échappée du navire…
Shin’ichi Sakamoto (invité au dernier festival d’Angoulême) est l’un des auteurs majeurs du manga et étonnamment méconnu. Son traitement sans concession de ses sujets, la violence graphique et l’onirisme permanent avec lequel il construit ses histoires n’y sont sans doute pas pour rien. Pourtant, depuis la magnifique saga Ascension sur l’alpinisme puis sur les deux cycles d’Innocent traitant de la famille du dernier bourreau de l’Ancien Régime, l’auteur a marqué son style et impressionné le lectorat et les critiques. C’est peu de dire que son retour était énormément attendu… et ne déçoit pas!
Adaptant librement le roman Dracula de Bram Stoker (en reprenant la chronologie générale et les noms des personnages), Sakamoto surprend tout d’abord par son retour à un dessin plus naturel, certains abus de techniques numériques sur Innocent, si impressionnantes qu’elles soient, avaient pu déranger. Sur les deux premiers tomes de DRCL l’auteur montre avec flamboyance l’immensité de sa technique graphique et de son univers visuel. Après une introduction totalement horrifique nous montrant l’arrivée cataclysmique du démon sur le navire Demeter, le manga bascule dans la brillance d’une école pour fils de nobles de l’Angleterre victorienne avant de rapidement basculer dans la fantaisie visuelle qu’on lui connait lorsqu’il s’agit de mettre en interaction la magie noire de Dracula face au rationalisme de nos « enfants de minuit », un groupe de jeunes gens aux relations complexes.
Dès les premiers chapitres nous voyons apparaitre les figures connues, Mina, Lucy, l’affidé Renfield et bien sur le professeur Van Helsing qui va mener la chasse. Pour ceux qui connaissent le travail de Sakamoto le brouillage de l’identité sexuelle revient ici avec un Renfield transformé en bonne sœur et une Lucy androgyne dont on ne sait pas bien )à quel genre elle appartient, créant une atmosphère d’amour homosexuelle non dite dans cet environnement scolaire masculin. Ce qui titille plus c’est l’approche résolument féministe en faisant de Mina son héroïne, une roturière orpheline dont l’intelligence brillante et la détermination ont contraint les autorités de l’Ecole à l’accepter en formation. Cas particulier d’une fille dans une école de garçons, d’une fille de peu dans l’aristocratie et d’une redoutable combattante utilisant des techniques traditionnelles qui lui serviront dans son combat contre le Mal. Avec des interactions encore conflictuelles autour de la figure de Lucy, première victime de Dracula, nous n’avons pas encore le groupe de chasseurs de démons (les midnight children du titre) que l’on imagine se former autour de Van Helsing, mais après une introduction rapide et réussie toutes les cases sont en place pour nous proposer une superbe aventure gothique et d’action.
La thématique victorienne portant ses injustices sexuelles et sociales est une véritable passion au Japon et on n’est pas surpris de trouver un nouveau manga se rattachant à ces sujets. Mais dès son ouverture Sakamoto dérange, intrigue dans les relations de ses personnages. Avec la radicalité qu’on lui connait, il explose graphiquement aux multiples apparitions du Comte en enivrant nos rétines de planches absolument somptueuses. On imagine une grosse équipe d’assistants pour lécher ainsi des planches d’une finesse sidérante, ce qui ne retire en rien la qualité du travail de l’auteur.
Pour les non initiés il faudra s’habituer à une narration hachée avec de multiples sauts temporels et des effets visuels qui perturbent nos repères de lecture, ne sachant jamais si nous avons affaire à une allégorie ou à un évènement surnaturel en compagnie des personnages. Le thème fantastique peut rendre cette approche plus compliquée que sur ses sujets réalistes précédents mais s’insère parfaitement dans une atmosphère incertaine recherchée.
Si l’on peut regretter (comme à chaque publication de Sakamoto) le choix d’un format classique pour un auteur qui exige de larges pages (je note que l’édition anglophone est habillée d’une couverture reliée, ce qui aurait été une excellente idée à reprendre de Ki-oon…), ce démarrage de #DRCL ne déçoit en rien et a tout pour attraper de nouveaux lecteurs sur un sujet archi-connu qui aidera à pénétrer l’imaginaire unique d’un maitre