Glénat (2023), 208p., série en cours, 2/3 tomes parus.
Les bonnes impressions ressenties à la lecture du premier tome l’an dernier se confirment amplement sur cette suite qui ne perd pas de temps en palabres puisque la série est prévue en seulement trois tomes. Généreux, Michael Sanlaville propose ici un gros changement de modalité sans se prendre les pieds dans le tapis puisque tout le volume est centré sur la formation d’Helena et sa découverte d’autres très talentueux compétiteurs, dont cet étonnant Soni, gringalet aussi rapide qu’intelligent et qui lui dame le pion comme star de l’Ecole.
Entrant de plein pied dans la force Shonen qu’il voulait régaler, l’auteur n’oublie pas d’équilibrer son récit par de courtes incursions de la bande à Helena et les affres d’un amour impossible, quand il ne rappelle pas périodiquement le décidément très mystérieux paternel. Adoptant tous les codes du récit sportif mais en vernis BiggerthanLife, Sanlaville se fait plaisir et nous fait plaisir en parvenant à nous surprendre avec ce sport totalement barré où les super-pouvoirs ne sont jamais loin. Le rôle de l’émotion est joué par les copains de l’héroïne qui cartonnent en tronches de cartoon. La maîtrise des subtilités des niveaux de gris et des ombres est remarquable en donnant par moment une sacrée esthétique avec deux coups de crayons suggérés.
Pour ceux qui connaissent le travail de l’auteur lyonnais la technique de l’animation se reconnait à chaque instant avec ce sens du mouvement que génère une touffe de cheveu, une onde de choc ou un cadrage. Avec une économie de moyens, le dessinateur nous en met plein la vue dans ce blockbuster dont on attend la suite avec impatience. Un nouvel exemple que « manga » ou « BD » importent peu, les auteurs talentueux savent depuis longtemps briser les lignes et prendre ce qu’il y a de meilleur dans tous les genres pour proposer des albums populaires et redoutablement efficaces.
Plein de mangaka ont publié de grandes séries sur leurs débuts, aussi il n’est pas totalement incongru de voir Yasuda construire un projet d’une grande ambition et d’une maîtrise très assurée pour sa première œuvre. Sans revenir sur les excellents dessins, à cheval entre le manga et la franco-belge (ou plutôt le style italien) et qui installent une atsmosphère de polar redoutable dans les ombres et lumières, ce tome marque une forme de pause permettant le développement après la grande violence et l’action du précédent.
Le meurtrier disparu, l’équipe de l’Institut de transfloraison semble éliminer ses querelles pour affronter les conséquences des évènements: mis au pas par les forces de police, ils vont devoir enquêter pour comprendre qui était cet enfant devenu sanctiflore animé, ce qui va les amener à explorer l’univers des transflorés qui restait en coulisses jusqu’ici. Étirant un peu les relations entre Toshiro et Yomiko, l’auteur installe une situation insurrectionnelle alors que les anti-transfloraison multiplient les manifestations et agressions contre les tenants du système. Pas vraiment d’intrigue politique mais une tension qui élargit la focale qui restait jusqu’ici un peu interne au héros et à l’Institut. Et c’est une excellente chose qui donne une respiration en nous faisant voir du pays et de nouveaux protagonistes en généralisant des problématiques plus complexes que ce que l’Etat veut bien montrer.
Franchement novateur, ce manga s’installe comme une valeur sure de SF sociale tirant sur le polar. Kasumi Yasuda semble avoir énormément de choses à dire et à montrer dans sa besace et il est fort probable que l’on ne soit qu’au début d’une grande saga tant les potentialités ouvertes par son hypothèse sont grandes. Une des séries majeures à suivre actuellement, mon petit doigt me dit que cette série restera marquante…
Récit complet en 104 pages écrit et dessiné par Eric Stalner. Parution aux éditions Grand Angle le 31 mai 2023.
Merci aux éditions Grand Angle pour leur confiance.
La Loi de Meurs, Phi.
Jonathan Lassiter est un jeune homme introverti, sage, et pour tout dire, un peu ennuyeux. Il tente tant bien que mal de se faire une place dans le cabinet d’assurance où il vient d’être embauché, afin d’offrir à sa belle Helen la sécurité matérielle qu’elle exige.
Pour cela, Jonathan est prêt à supporter les clients insupportables, un patron tyrannique ainsi que les incessantes brimades de ses collègues. Seulement voilà: le chaos surgit toujours de façon imprévisible, malgré les efforts que l’on peut faire pour l’endiguer.
En l’espace d’un heure, Jonathan va perdre son job, être plaqué par sa fiancée, et se retrouver avec une plainte pour coups et blessures sur le dos après avoir rendu la monnaie de sa pièce à son insupportable collègue de bureau. Ces pertes successives ne vont pas s’arrêter là, car lorsque notre pauvre hère prend le chemin du bar le plus proche pour noyer son chagrin, il s’aperçoit bien vite, au moment de régler la note, qu’un pickpocket l’a dépouillé de son portefeuille.
Le jeune homme récemment célibataire va être sorti de la panade par Edward, un quincagénaire cynique et nihiliste, qui tient le comptoir en débitant ses diatribes sur l’insanité de la vie. Edward paie la note de Jonathan, mais il a un service à lui demander en retour: le raccompagner chez lui dans sa cadillac rouge. Se sentant redevable, Jonathan accepte, sans savoir que les prochaines 13 heures et 17 minutes vont représenter un pivot décisif dans son existence…
Nous avions déjà croisé Eric Stalner sur Le Bossu de Montfaucon, où il officiait en tant que dessinateur. Il règne ici en tant qu’artiste complet, et nous embarque, en même temps que son ingénu protagoniste, dans une folle équipée centrée sur les rencontres improbables.
L’histoire est menée par un duo atypique de héros, qui sont bien évidemment opposés en tous points. Cette dynamique de buddy cop movie se marie bien avec l’aspect road trip, puisque chaque étape de ce voyage initiatique sera l’occasion pour nos deux compères de tisser des liens et de mettre en lumière leurs oppositions et leurs point communs inattendus.
L’auteur semble s’amuser réellement avec l’ambiance sixties américaine, notamment en jouant avec une bichromie subtile et un trait semi-réaliste. Le récit s’enchaîne d’une traite et nous tient en haleine jusqu’à sa résolution, les enjeux étant finalement aussi élevés pour Jonathan qu’ils ne le sont pour Edward.
Ces 13 heures 17 minutes dans la vie de Jonathan Lassiter sont une bonne surprise, dans laquelle Eric Stalner peut montrer l’étendue de son expérience et de sa maîtrise de la narration visuelle.
En ressortant du centre de recherches dont les trouvailles vont permettre à l’érudite Tama de comprendre le destin du Japon post-apocalyptique l’équipée est mal en point: Léon gravement irradié, Dudu blessé, voilà l’armée du fourbe Omoikane qui fond sur eux, accompagnés des deux gigantesques monstres Gongen et L’Egaré! Une formidable bataille s’engage…
A l’approche de la fin de la série (l’auteur confirme sur ce tome que le septième sera le dernier) on sent que Ippatu est en pleine ferveur pour son monde dont il déroule l’histoire avec de plus en plus de fluidité et de facilité. Il est un peu triste de se dire qu’après quatre tomes de mise en place progressive et par moment assez contemplatives sur le début, l’action se précipite de cette manière comme pour rattraper le temps perdu.
Car ce sixième volume d’une des toutes meilleures séries de l’éditeur est un concentré d’action de bout en bout qui arrive à proposer de furieuses séquences de bataille entrecoupées d’un design de créatures et de décors totalement fou sans oublier de nous faire franchement rire avec ces intrusions de cartoon absurdes aux visages grotesques et aux vannes très bien traduites. Le traitement se simplifie pour évoluer vers un esprit shonen. On notera que l’auteur semble avoir fait le tour de son histoire à la fin du volume, l’intrigue se hachant par des retours et révélations un peu brutalement envoyés et quelques séquences qui si elles sont très sympathiques ressemblent presque à des bonus. Car une fois refermé le tome on nous aura expliqué très simplement l’ensemble des mystères et de l’origine des personnages, ce qui leste un confortable dernier volume pour refermer joliment cette odyssée d’une grande originalité.
Marquant des points sur tous les plans, ce tome est donc un coup de cour… qui frôle les cinq Calvin en raison d’un problème éditorial déjà soulevé mais qui saute ici aux yeux: l’auteur travaillant manifestement en numérique sur de très grands formats permettant une finesse de trait et de décors sidérante, on s’arrache littéralement les yeux de frustration sur ce format manga classique. C’est assez incompréhensible car Ki-oon propose plusieurs formats dans ses collections (récemment sur Leviathan ou Soloist in a cage) et sait innover comme sur l’exceptionnelle collection Lovecraft. Un gros manque de clairvoyance qui justifierait absolument une édition Deluxe une fois la série terminée et que la très grande qualité de Tsugumi project mériterait amplement comme mise en avant.
Histoire complète en 264 pages, écrite par Christopher Cantwell et dessinée par I.N.J. Culbard. Parution aux US chez Berger Books, label de Darkhorse Comics. Publication en France chez 404 Comics.
Posséder ou ne pas posséder, telle est la question
La petite bourgade de Holland, dans la Michigan, s’apprête à vivre à son tour la révolution consumériste, grâce à l’ouverture du flambant neuf centre commercial Everything. Qu’y trouve-t-on ? Absolument TOUT ! Tout ce qui peut ravir l’imagination et les sens de tous ses clients potentiels, quel que soit l’âge, le genre ou la classe sociale. L’architecture est moderne, le personnel accueillant, il ne reste donc plus aux habitants d’Holland qu’à aller flâner et se perdre dans les interminables rayons de ce mall cyclopéen.
Comme l’ensemble des habitants, Eberhard Friendly, conseiller municipal, se réjouit de l’ouverture du magasin, y voyant une opportunité de dynamiser sa commune. Lori Dunbar, quant à elle, est enlisée dans un spleen existentiel dont elle ne parvient pas à s’extirper. Le bonheur préfabriqué promis par Everything représente peut-être pour Lori la chance de guérir enfin de son mal-être. Ce n’est pas la même chose pour Rick Oppstein, dont la boutique Sounds Good Stéréo est mise en danger par l’offre pléthorique d’Everything.
Bientôt, les allées du centre commercial sont bondées, emplies d’une marée humaine avide de consommation. Sous l’oeil acéré de Shirley, la directrice du magasin, toute l’équipe s’affaire pour satisfaire les hordes de clients, car après tout, c’est la raison d’être d’Everything ! Malheureusement, tout n’est pas aussi transparent que ça, car dans les coulisses du magasin, se joue quelque chose qui dépasse les petites destinées personnelles, et qui engendre des tragédies comme des suicides, des combustions spontanées, des tumeurs au cerveau…et des érections involontaires.
Et si le bonheur était à portée de main pour tous ? Et si, en accaparant des objets manufacturés, vous pouviez laisser de côté vos tourments intérieurs et atteindre la félicité ? Combler le vide spirituel par une abondance matérielle, cela ressemble à s’y méprendre aux promesses de la société de consommation, qui nous fait croire que la possession de biens nous définit en tant qu’individus (il n’y a qu’à décortiquer les pubs de voiture ou de téléphones pour s’en convaincre).
Everything revient dans la décennie qui a vu fleurir les centres commerciaux aux USA, et livre une satire du modèle capitaliste à la sauce surréaliste. L’ambiance décalée accroche le lecteur dès le premier chapitre, en instillant un malaise et un mystère savamment dosés. Le ton est acerbe, ciselé, et l’intrigue offre plusieurs niveaux de lecture.
Après une première partie qui emprunte bien sûr aux œuvres de David Lynch (sans pour autant être absconse), le scénario de Cantwell bouscule les genres en usant de ficelles que Lovecraft et autres Carpenter n’aurait pas reniées. Ce basculement, loin d’être déstabilisant, offre de nouvelles clés de compréhension de l’intrigue et redynamise le récit, dont la tension va crescendo jusqu’à un final à la fois déjanté et cohérent.
Côté graphique, I.N.J Culbard fait encore une fois la démonstration de son talent, grâce à un trait épuré proche de la ligne claire. On retiendra également l’importance de la mise en couleur, qui a une signification et un impact déterminants dans le récit.
L’aspect éditorial n’est pas en reste non plus, car 404 met une fois de plus un grand soin dans la fabrication de ses livres, avec en l’espèce une couverture et un dos toilés, qui mettent en valeur une couverture poétiquement complexe.
La Boite à bulles (2023), 160p., one-shot.Comprend une préface et une post-face de MSF, ainsi que les courtes biographies des auteurs.
Merci aux éditions La Boite à Bulle pour leur confiance.
Depuis le tristement célèbre naufrage de Lampedusa en 2013, la société civile s’est substituée aux Etats réticents à assumer leur rôle légal de sauvetage en mer par crainte d’alimenter les tensions xénophobes concernant une « submersion migratoire ». Medecins sans Frontières fait partie de ces grandes ONG qui arment des navires. Convaincue que la communication est une arme redoutable pour contraindre les gouvernements, si ce n’est à les aider, du moins à les laisser réaliser leur mission, MSF a proposé à l’éditeur La boite à bulle d’embarquer deux artistes-témoins pour raconter une mission de l’été 2022.
Une des conséquences des hypermédias est de nous habituer aux drames, à la banalité de la perte de vies humaines. L’immense mérite de ce carnet de sauvetage est de nous mettre face à face avec ces sauveteurs, ces migrants, ces êtres humains, dans une urgence qui obère toute velléité de réflexion sur les « appels d’air », sur l' »irresponsabilité », sur l’entretien d’une vague migratoire que certains dénoncent. Jamais il n’est question ici de politique mais simplement d’humanité, de ces valeurs universelles qui proclament dans le Droit de la mer l’obligation de secourir les personnes en danger prioritairement à toute autre mission.
Nous suivons ainsi la mission du Geo Barents au travers des yeux du photographe Michael Bunel et du dessinateur Lucas Vallerie, au travers d’un code couleur qui nous permet de suivre les textes que ce dernier a publié au cours des deux semaines de navigation sur son compte Instagram. Reprenant ainsi le très réussi jonglage des frères Lepage entre photographie et dessin sur leur expédition en Antarctique, cet album utilise la force de chaque média pour décrire de façon expressive (sur le dessin) et en prise sur le vif.
Truffé d’informations documentaires sur le fonctionnement des sauvetages, sur l’intérieur du navire autant que de rencontres avec les membres de la mission, Rescapé.e.s surprend par l’émotion qui nous submerge alors que survient la première embarcation à la dérive. Car contrairement à un froid papier de presse on saisit le ressenti des auteurs dans une vérité crue, celle de gens perdus sur l’immensité, pour qui l’arrivé du Géo Barents est la fin d’un cauchemar. Ils savent que la suite, après débarquement, ne sera pas une partie de plaisir mais ces difficultés paraissent dérisoires face à la peur permanente depuis qu’ils ont quitté leur maison dans les mains des passeurs. Sans s’appesantir sur le contexte politique qui verra les néo-fascistes revenir au pouvoir en septembre 2022, on sent à la fois l’existence d’un droit que les autorités sont contraintes d’appliquer, et le système sécuritaire européen se mettre en place dès les migrants débarqués à port.
Constamment pressé par le temps, le dessinateur alterne croquis rapides et dessins plus travaillés lorsqu’il a quelques heures devant lui. Témoignage directe d’une réalité que la plupart ne veulent pas voir, cet immense cimetière invisible qu’est la méditerranée, documentaire passionnant sur l’organisation et le professionnalisme impressionnants de ces humanitaires dévoués à une évidence, Rescapé.e.s est un album précieux et susceptible de sortir nos populations de leur torpeur et des infâmes concurrences répressives des politiques de droite.
Mini-série en trois volumes, écrite par James Tynion IV et Matthew Rosenberg, dessinée par Otto Schmidt.
Merci aux éditions Urban pour leur confiance.
Mordez-les tous
Nous avions eu les zombies chez Marvel, puis les zombies chez DC, il y a maintenant les vampires chez DC, parce qu’après tout, pourquoi pas ?
Tout commence lorsque un étranger se présente aux portes du Hall de Justice. Accueilli par Green Lantern, l’homme s’avère être un vampire, venu avertir les héros d’un danger qui menace l’ensemble de l’Humanité, un danger qui a des crocs acérés et qui ne prospère qu’à la faveur de la nuit. Ainsi, Green Lantern apprend que les vampires, que l’on croyait relégués au rang de légendes, complotent contre les mortels et s’apprêtent à prendre le pouvoir. Pire encore, ils auraient infiltré les rangs des méta-humains. Chaque super-héros ou super-vilain est donc susceptible d’être un vampire, au service d’un mystérieux seigneur, qui prépare son arrivée au pouvoir. A qui se fier ? Qui parmi les héros a basculé dans le camp des suceurs de sang ?
Comme nous l’évoquions dans d’autres articles, les Elseworlds (l’équivalent des What If ? chez Marvel) sont l’occasion d’explorer des histoires au déroulement radical loin de la pression liée à la sacro-sainte continuité de l’univers principal. Ce procédé donne davantage de liberté aux auteurs, qui peuvent ainsi livrer leur version « définitive » de certains personnages ou de certains concepts, sans être entravé.
Ainsi dans les Elseworlds, on compte quelques histoires passionnantes comme Superman Red Son, Batman White Knight et ses suites, et plus généralement, l’ensemble des parutions du Black Label.
Ici, l’invasion des vampires peut paraitre absurde sur le papier, ou en tous cas digne d’une petite « levée des yeux au ciel ». Et pourtant, James Tynion parvient à s’emparer du concept (il faut lui reconnaitre une certaine maitrise du genre) pour livrer un scénario attractif, à un rythme très prenant.
En effet, dès l’introduction, on est happé par l’intrigue, qui s’inspire fortement de classiques du genre paranoïaque comme L’Invasion des Profanateurs, ou encore Secret Invasion. L’aspect whodunit et la tension croissante font donc tout l’intérêt de ce premier volume conspirationniste, pour le plus grand plaisir des fans. Bien évidemment, il est inutile d’être un lecteur assidu de DC pour apprécier cette mini-série, il faut simplement ne pas trop s’attacher aux personnages…
Bien sûr, on peut interroger certains éléments de l’intrigue, comme l’effet du vampirisme sur la personnalité des héros infectés. S’il est plus simple de saisir le concept avec la zombification, le vampirisme semble plus aléatoire, en tous cas ses effets sur la moralité. Par exemple, certains héros dont la volonté est la marque de fabrique cèdent instantanément à la corruption morale, tandis que d’autres héros plus borderline, semblent en capacité d’y résister. Qu’est-ce qui fait qu’un héros, qui a été du côté du bien durant toute sa vie, se dit soudainement, après avoir été mordu, que l’avenir appartient aux suceurs de sang, plutôt que d’être horrifié par ce qu’il est devenu ?
On aurait aimé que cette question soit davantage creusée, mais le plaisir de lecture est là malgré tout. Sur le plan graphique, Otto Schmidt donne à voir un trait anguleux et des couleurs dynamiques, qui tranchent avec l’ambiance paranoïaque et le côté « tout-le-monde-peut-mourir-à-tout-moment ».
La suite sera intitulée « All Out War« , il faudra donc troquer les soupçons et l’angoisse contre une bonne grosse baston à coups de pieux et d’eau bénite. Qui survivra ?
Dans Le Passage, nous croisons tout d’abord la route d’un auteur anonyme, qui s’isole afin de terminer son roman tout en faisant le point sur sa vie (tiens, tiens, ça me rappelle le pitch d’un roman/film, ne manque plus que l’hôtel hanté). Sur place, il va être harcelé par la personnification de ses pêchés et de ses doutes, une silhouette inquiétante qui va le faire douté de la réalité. Le second chapitre nous propulse dans une autre histoire, celle de John Reed, jeune géologue qui peine à gérer ses traumatismes d’enfance. Reed débarque sur une petite île, sur laquelle se tient un phare gardé par la vieille et amère Sally. Sally l’a fait venir pour inspecter une cavité, un trou à la profondeur difficilement mesurable, qui serait apparu spontanément. Le jeune géologue va devoir l’inspecter et déterminer non pas d’où vient ce trou, mais où il mène. Et la réponse risque de ne pas lui plaire.
Lemire nous plonge encore une fois dans l’horreur surréaliste, aidé en cela par l’ambiance glauque et oppressante dont Andréa Sorrentino a le secret. Le pitch nous rappelle forcément The Lighthouse, de Robert Eggers, dans lequel un protagoniste candide mais cachant de lourds secrets arrive sur un phare gardé par une personne plus âgée et elle aussi pleine de noirs secrets. Les lieux isolés sont bien souvent du pain béni pour les récits d’épouvante, surtout lorsque lesdits lieux manifestent une personnalité propre et un agenda hostile. Ajoutez à cela la primale terreur provoquée par les profondeurs marines, la claustrophobie engendrée par les espaces contigüs (le trou), et vous avez les ingrédients d’un récit d’horreur efficace et bien mené.
L’angoisse monte aussi d’un cran grâce au mystère qu’entretient l’auteur sur son univers et sur les motivations réelles des personnages, ainsi que sur l’origine ou la raison d’être de son Passage éponyme. Les pleines-pages d’Andrea Sorrentino ne faillissent pas à leur réputation et y sont pour beaucoup dans le succès de ce premier chapitre du Mythe de l’Ossuaire.
Dans DesMilliers de Plumes Noires, nous faisons la rencontre de Trish et Jackie, deux amies d’enfance aux caractères opposés mais complémentaires. Unies depuis toujours par la passion des jeux de rôle et des mondes imaginaires, les deux amies commencent par échanger sur leurs préférences littéraires, avant de se consacrer à l’écriture de leur propre jeu de rôle.
Plongées dans leur univers privilégié, les deux enfants, qui deviennent bien vite adolescentes, maitrisent tout et imaginent tout jusqu’au moindre détail. Elles passent le plus clair de leur temps chez Jackie, dans la peau de leurs avatars de JDR, à savoir une farouche guerrière pour Jackie et une habile magicienne pour Trish. Cependant, les années passent, et les centres d’intérêts de Jackie changent. Trish, plus introvertie, ne partage pas le gout de son amie pour les fêtes et les soirées alcoolisées entre copains. Au contraire, tout ce qu’elle a toujours voulu, c’est rester avec Jackie, à jouer à leur jeu favori et traquer Corvus le Roi des Corbeaux.
Un soir, alors qu’elle est de sortie, l’extravertie Jackie disparait sans laisser de traces. Après une année de recherches, elle est présumée morte, et le coupable échappe à la Justice. Trish, privée de sa moitié, quitte la ville pour refaire sa vie loin de ses douloureux souvenirs. Elle termine ses études puis devient autrice à succès, mais quelque chose la relie toujours au souvenir de Jackie, et aux regrets qu’elle entretient, de n’avoir pas été là pour la sauver. Mais l’aurait-elle pu ? Quel rôle a véritablement joué Trish dans la disparition de Jackie ? Et si… le Roi des Corbeaux y était pour quelque chose ?
Après l’introduction que constituait Le Passage, on a ici la sensation d’entrer dans le vif du sujet de ce fameux Mythe de l’Ossuaire. Une pagination plus généreuse permet à l’auteur de fouiller ses personnages, leurs psychologies et leurs relations, pour nous impliquer davantage encore dans leur sombre destinée. Malgré la chape de mystère qui est encore posée sur l’intrigue générale, on commence déjà à repérer quelques indices ça et là nous reliant au précédent volume.
Comme il l’a déjà fait dans certaines de ses œuvres antérieures, l’auteur s’amuse ici à brouiller la frontière entre fiction et réalité, plongeant ainsi dans les affres d’un multivers malveillant et en même temps très cohérent. Lemire semble partir du principe que si une infinité de réalités existent simultanément, alors tout ce que nous pouvons créer de fictionnel ne l’est pas vraiment et existe nécessairement déjà, ce qui est une idée simple mais prompte à créer un malaise existentiel.
En refermant ce tome, magnifiquement illustré par Sorrentino (qui est ici capable de changer de style en fonction des époques et des mondes représentés), on est à la fois terrifié et intrigué par ce que nous réserve l’auteur pour la suite.
Comic de Rick Remender, André Lima Araujo et Chris O’Halloran.
Urban(2023) – Image (2021), 128, 2/2 tomes parus.
Rick Remender alterne quelques séries au long court et de réguliers diptyques qui visent la récréation (Death or glory) ou le no limite (Tokyo ghost). En nous laissant dans une sidération sadique à la fin de premier tome il créait une grosse attente pour cette suite et fin qui ne va pas finir de vous troubler. De par sa construction d’abord. En relisant le premier tome après les révélations finales on saisis les très discrètes allusions aux antagonistes et à la source de l’intrigue. Pourtant si le premier tome était assez contemplatif en mixant sublimes exercices techniques urbains d’Araujoet explosions de violence dignes d’un Reservoir Dogs voir d’un Elie Roth (le terrifiant personnage en couverture est là pour nous rappeler que nous ne sommes pas dans une histoire pour fillettes), ce tome de conclusion va se faire un malin plaisir à hacher le temps en poursuivant le principe qui a vu tuer la mère du jeune Xavier: dans la vraie vie on meurt souvent et souvent comme un con…
L’intrigue reprend après un temps indéterminé où Sonny et son jeune protégé devenu mutique suite au traumatisme vécu sont accueillis dans une sorte de camp de survivalistes écolo. Très vite on nous explique qui est ce mystérieux anti-héros et l’on tisse un lien émotionnel avec le garçon pour créer d’autant plus de tension dramatique lorsque les bad guys entreront en action. Car comme dans tout bon thriller réaliste les abominables psychopathes qui servent de méchants sont partout, dotés de moyens sans limite et seuls les nombreux deus ex machina et la chance insolente du héros parviendra à en venir à bout. Comme sur Death or Glory auquel il emprunte la folie totale des tueurs et l’ignominie infinie du grand manitou, on nage dans un cloaque indicible de la lie humaine sur lequel la moindre once d’humanité paraît un paradis. Je parlais de hachures car si le premier tome se déroulait sur quelques heures le second se prolonge sur plusieurs années en plusieurs parties, ouvrant un récit bien plus vaste que l’ouverture qui n’est au final qu’une très grosse bande annonce.
Dans une maîtrise totale des codes narratifs, sachant où il veut aller et quelles émotions il veut provoquer, Rick Remender nous balance une nouvelle orgie nihiliste idéalement supplée par la froide rigueur de son dessinateur dont on va guetter de très très près les prochaines créations tant il impressionne. Formaté pour une adaptation ciné rêche pour laquelle Benedict Wong ne pourrait que récupérer son visage prêté pour l’occasion, Une soif légitime de vengeance n’a pas fini de vous surprendre et de vous choquer, à un soupçon d’assumer une bad ending avec laquelle flirte toujours ce formidable scénariste.
Premier tome de 72 planches de la série co-écrite par Maud Michel et Nicolas Signarbieux, dessinée par Nicolas Signabieux. Parution aux éditions Glénat le 15/02/2023.
Le plastique c’est fantastique
C’est bien connu, le genre humain tire sa prévalence et sa longévité d’une confiance-en-soi absolue. « Après nous, le Déluge ! » affirmaient justement deux de nos références en terme d’absolutisme. Et bien, non, figurez-vous que ce bon vieux Louis XV et Madame de Pompadour avaient tort. Après nous, le Plastique !
Longtemps après la mort du dernier représentant du genre Homo, subsisteront sur Terre une trace de notre passage. Je ne parle pas ici des bâtiments, des routes, ou des centrales nucléaires, mais d’une matière en apparence plus anodine, qui pourtant restera le seul témoignage de notre passage: le Plastok.
Le Plastok, c’est le nom donné à la matière divine, du point de vue des insectes qui ont survécu à la catastrophe qui a balayé le genre humain. Pour eux, les humains étaient des « dieux géants », aux motivations obscures. Autour de ces figures terrifiantes, une religion est née parmi les insectes, la « foi humanos », qui s’articule autour d’une prophétie messianique. Le ministère du culte est géré par une grande prétresse, sélectionnée parmi les coccinelles. Anasta CXV, la Grande prestresse actuelle, est vieillissante et sur le point de désigner celle qui lui succèdera parmi ses étudiantes. Bug, quant à lui, se contente de servir Anasta, considérant sa condition de puceron. Mais son quotidien servile sera bouleversé lorsque, au moment d’annoncer son successeur, Anasta est empoisonnée. Bug est accusé, et toutes les preuves sont contre lui. Comment s’en sortira le jeune puceron ? Et plus important, que fera-t-il du secret que lui a confié Anasta avant de succomber ?
Plastok nous plonge dans un univers d’insectes anthopomorphisés, comme le faisaient Fourmiz et 1001 Pattes. Utiliser des animaux anthropomorphes dans un récit est, par nature, un façon de se distancier des travers humains et de les dénoncer. Des Fables de La Fontaine à la Ferme des Animaux, en passant par les films d’animation susmentionnés, prêter des caractéristiques humaines et des défauts à des bêtes a toujours permis de s’en moquer. Dans cet album, les auteurs utilisent des thématiques écologiques et renversent les perspectives pour traiter de la ferveur religieuse et des intrigues qu’elle a générées au cours de notre histoire.
Il est intéressant d’ajouter à cette thématique un soupçon d’horreur cosmique, en commençant par déplacer le curseur. Si dans les histoires de Lovecraft, l’humain est peu de choses face à des créatures géantes issues des profondeurs du cosmos dont il ne peut saisir la magnitude ni les motivations, que représente alors l’humain pour des créatures minuscules, dont la compréhension du monde est si différente de la notre ?
Bien évidemment, ce premier tome ne peut s’éloigner de sa prémisse, car qui dit insectes dit également société hiérarchisée et division des tâches, ce qui, dans le cadre d’un récit contenant nécessairement un arc narratif pour son protagoniste, amène obligatoirement l’idée de déterminisme et de destinée (peut-on déroger à notre place dans le collectif ? peut-on s’élever dans la société en franchissant les barrières ?).
Le déroulé de l’ensemble reste classique et calqué sur les modèles du récit d’aventures, ainsi que celui du « héros injustement accusé qui doit s’innocenter ». On passe donc par la case « évasion spectaculaire », puis « rencontre avec un allié inattendu » et ainsi de suite.
Malgré cet aspect classique, le pitch est suffisamment intéressant pour donner envie de lire la suite, pour voir les secrets de ce monde révélés et le personnage principal sortir de son cocon, sans mauvais jeu de mot.