BD de Xavier Dorison et Thimothée Montaigne
Glénat (2022), 127p., 1/2 tomes parus.
Merci aux éditions Glénat pour leur confiance.
En 1629, alors que les Pays-Bas dominent le monde du commerce maritime vers les colonies, la Compagnie hollandaise des Indes orientales (VOC) est un véritable Etat dans l’Etat, armant des navires chargés d’or à l’autre bout du monde pour alimenter le capitalisme naissant. Au sein de ces équipages composés de va-nu-pieds croyant échapper à la misère, le Subrécarge représentant la VOC est tout puissant. Sur cette poudrière chargée de richesses, perdue loin de la civilisation, l’équilibre entre l’obéissance à la tyrannie de la VOC et la liberté ne repose que sur la servilité volontaire. Un équilibre bien fragile que certains ne souhaitent pas voir se maintenir…
En quinze ans la carrière de Thimothée Montaigne nous a vu nous intéresser à ses planches très encrées, reconnaissables, sans que l’on puisse pourtant retenir son nom sur un album majeur. Il faut dire que « grandir » dans l’ombre d’un Mathieu Lauffray et accompagner la bande à Dorison et Alice sur la préquelle du Troisième Testament ou en reprise du Prince de la nuit de Swolfs ne vous fait pas un nom. Une compétence, une expérience, certainement, parmi les plus grands. Malheureusement, jusqu’ici il apparait comme un remplaçant de luxe pour ces grande dessinateurs et la rude concurrence graphique fait que le grand public n’est pas forcément capable de distinguer les planches d’un Montaigne, d’un Siner ou d’un Armand. Et il est bien possible que ce magnifique projet en deux tomes soit le moment qui lui permettra d’éclater.
Ce 1629 (inspiré de véritables récits de voyage) est sorti en grande pompe, auréolé d’une fastueuse maquette, juste à temps pour être le gros morceau de Noël en nous rappelant le carton des Indes Fourbes il y a trois ans. Or détrompez-vous immédiatement: il y a très peu de proximités (tant graphiques que thématiques) entre les deux récits, à commencer par le découpage en deux (gros) volumes de l’histoire de Xavier Dorison. Et étrangement un autre album de marine sorti plus tôt cette année tient lui la comparaison dans le traitement sombre et le message tout à fait politique. Deux excellentes sorties qui intriguent quand au choix de la fiction et du passé pour attaquer violemment notre époque décrépie où tous les conflits sociaux, de classe et de domination des siècles passés semblent resurgir avec le plus grand danger.
Car sous son habillage très vintage et un aspect de récit maritime, les deux auteurs attaquent avec cet album très directement les relations des classes sociales au pouvoir et la soumission volontaire… qui semble fasciner le scénariste puisque son autre série majeure en cours n’est autre qu’une adaptation de La ferme des Animaux, le chef d’œuvre absolu de Georges Orwell. Dans la très grande maitrise narrative qu’on lui connait, Dorison fait monter la pression progressivement en s’appuyant sur les sombres recoins que bâtit sur ses pages Thimothée Montaigne dans une atmosphère vénéneuse. Dans ce huis-clos tragique la barbarie n’est jamais loin et on ressent les gouttes de sueur froide à chaque détours des planches du navire face au dieu tout puissant une témoin féminine se trouve entre le marteau et l’enclume. Voyant venir ceux qui veulent provoquer une mutinerie (qu’on nous annonce dès les premières pages), elle doit lutter entre ses pulsions morbides, une confiance incertaine envers un matelot qui semble le seul être lucide à bord et le subrécargue terrorisé par l’idée d’un échec de sa mission.
En multipliant les détails triviaux sur la vie des corps humains à bord, en semant un venin à chaque page et en cadrant serrés les décors de l’album, les auteurs nous plongent dans un thriller intense, sombre au possible où l’on reste en suspens d’une respiration en attendant l’horreur de la planche de prologue. En proposant un travail d’une remarquable précision et d’une grande ambition, le duo nous emporte dans l’enfer sur mer en apportant le supplément d’âme des réflexions philosophies sur l’humanité et le pouvoir, que le diptyque vise à illustrer. Avec une césure terrible et pertinente, ils nous laissent tels les naufragés à la recherche d’une goulée d’air qu’on espère voir venir dès l’an prochain.