****·Comics·East & West

Everything

Histoire complète en 264 pages, écrite par Christopher Cantwell et dessinée par I.N.J. Culbard. Parution aux US chez Berger Books, label de Darkhorse Comics. Publication en France chez 404 Comics.

Posséder ou ne pas posséder, telle est la question

La petite bourgade de Holland, dans la Michigan, s’apprête à vivre à son tour la révolution consumériste, grâce à l’ouverture du flambant neuf centre commercial Everything. Qu’y trouve-t-on ? Absolument TOUT ! Tout ce qui peut ravir l’imagination et les sens de tous ses clients potentiels, quel que soit l’âge, le genre ou la classe sociale. L’architecture est moderne, le personnel accueillant, il ne reste donc plus aux habitants d’Holland qu’à aller flâner et se perdre dans les interminables rayons de ce mall cyclopéen.

Comme l’ensemble des habitants, Eberhard Friendly, conseiller municipal, se réjouit de l’ouverture du magasin, y voyant une opportunité de dynamiser sa commune. Lori Dunbar, quant à elle, est enlisée dans un spleen existentiel dont elle ne parvient pas à s’extirper. Le bonheur préfabriqué promis par Everything représente peut-être pour Lori la chance de guérir enfin de son mal-être. Ce n’est pas la même chose pour Rick Oppstein, dont la boutique Sounds Good Stéréo est mise en danger par l’offre pléthorique d’Everything.

Bientôt, les allées du centre commercial sont bondées, emplies d’une marée humaine avide de consommation. Sous l’oeil acéré de Shirley, la directrice du magasin, toute l’équipe s’affaire pour satisfaire les hordes de clients, car après tout, c’est la raison d’être d’Everything ! Malheureusement, tout n’est pas aussi transparent que ça, car dans les coulisses du magasin, se joue quelque chose qui dépasse les petites destinées personnelles, et qui engendre des tragédies comme des suicides, des combustions spontanées, des tumeurs au cerveau…et des érections involontaires.

Et si le bonheur était à portée de main pour tous ? Et si, en accaparant des objets manufacturés, vous pouviez laisser de côté vos tourments intérieurs et atteindre la félicité ? Combler le vide spirituel par une abondance matérielle, cela ressemble à s’y méprendre aux promesses de la société de consommation, qui nous fait croire que la possession de biens nous définit en tant qu’individus (il n’y a qu’à décortiquer les pubs de voiture ou de téléphones pour s’en convaincre).

Everything revient dans la décennie qui a vu fleurir les centres commerciaux aux USA, et livre une satire du modèle capitaliste à la sauce surréaliste. L’ambiance décalée accroche le lecteur dès le premier chapitre, en instillant un malaise et un mystère savamment dosés. Le ton est acerbe, ciselé, et l’intrigue offre plusieurs niveaux de lecture.

Après une première partie qui emprunte bien sûr aux œuvres de David Lynch (sans pour autant être absconse), le scénario de Cantwell bouscule les genres en usant de ficelles que Lovecraft et autres Carpenter n’aurait pas reniées. Ce basculement, loin d’être déstabilisant, offre de nouvelles clés de compréhension de l’intrigue et redynamise le récit, dont la tension va crescendo jusqu’à un final à la fois déjanté et cohérent.

Côté graphique, I.N.J Culbard fait encore une fois la démonstration de son talent, grâce à un trait épuré proche de la ligne claire. On retiendra également l’importance de la mise en couleur, qui a une signification et un impact déterminants dans le récit.

L’aspect éditorial n’est pas en reste non plus, car 404 met une fois de plus un grand soin dans la fabrication de ses livres, avec en l’espèce une couverture et un dos toilés, qui mettent en valeur une couverture poétiquement complexe.

***·BD·Nouveau !

Shibumi

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BD de Pat Perna et Jean-Baptiste Hostache..
Les Arènes (2022), 224 p. One shot.

Pays-Basque, années soixante-dix. Une jeune femme pourchassée par les assassins de la Mother Company vient chercher l’aide de Nicholaï Hel, assassin imparable et maître de Go. En passant sa porte elle ramène à celui qui avait réussi à se faire oublier toute l’âme noire de l’Amérique de l’après-guerre. Un conflit stratégique, moral et personnel…

https://www.actuabd.com/local/cache-vignettes/L720xH999/shib3-63d68.jpg?1664017880Adepte des récits historiques sur les personnages sombres Pat Perna ne choisit pas la facilité en adaptant l’inclassable roman Shibumi qui raconte autant l’action malfaisante et immorale des Etats-Unis de la Guerre Froide que l’itinéraire spirituel d’un assassin mystique. Adaptant visiblement avec fidélité l’ouvrage, le scénariste prend le risque de ne pas compenser le refus de l’action qui semble émaner de la source.

S’ouvrant comme une tonitruante histoire d’espionnage dystopique avec une scène introductive de massacre à l’aéroport de Rome, Shibumi nous présente immédiatement le contexte et l’adversaire: une tentaculaire World company avant l’heure qui synthétise tout le conspirationnisme issu des actions de la CIA pendant la Guerre Froide et l’essence capitaliste de la nation dont les intérêts économiques priment sur tout autre. Organisme tout puissant, la Mother company va jusqu’à contrer l’alliance idéologique historique des Etats-Unis avec Israël en acceptant d’éliminer le commando Kidon chargé par l’Etat juif de venger les victimes de Munich, afin de conserver les conditions pétrolières favorable de la part des Etats arabes. Sous le trait hyper-dynamique de Jean-Baptiste Hostache (que je découvre dans un style qui rappelle furieusement le Blain de Quai d’Orsay), l’album est découpé en trois parties à l’intérêt inégal mais aux planches toujours cinématographiques et élégantes.

https://www.actuabd.com/local/cache-vignettes/L720xH990/shib5-0dd23.jpg?1664017879La frustration vient d’une volonté d’intime qui coupe l’action et l’épique chaque fois qu’ils doivent survenir, proposant ainsi un surprenant ton à l’humour très efficace dans un habillage de James Bond. Beaucoup d’attendus seront alors déçus une fois le premier chapitre passé: la critique des barbouseries américaines ou la terrible vengeance du héros invincible laisseront ainsi la place à une séance de spéléologie ou à une soirée décalée dans le château de Hel. Déstabilisant mais pas ennuyeux pour autant, Shibumi se veut comme son personnage: iconoclaste, zen et décalé.

Très bien écrit et porté par des dessins qui font beaucoup au plaisir de lecture et donnent furieusement envie de découvrir les travaux précédents de Hostache, l’album ne donnera en revanche pas forcément envie de lire le roman dont il est issu malgré le très visible « adapté de… » en couverture, hormis pour les curieux. Des difficultés des adaptations qui posent toujours la question du degré de fidélité nécessaire. Shibumi au format BD reste cependant un intéressante surprise qui vous sortira des sentiers battus.

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Une soif légitime de vengeance #2

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Comic de Rick Remender, André Lima Araujo et Chris O’Halloran.

Urban(2023) – Image (2021), 128, 2/2 tomes parus.

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Rick Remender alterne quelques séries au long court et de réguliers diptyques qui visent la récréation (Death or glory) ou le no limite (Tokyo ghost). En nous laissant dans une sidération sadique à la fin de premier tome il créait une grosse attente pour cette suite et fin qui ne va pas finir de vous troubler. De par sa construction d’abord. En relisant le premier tome après les révélations finales on saisis les très discrètes allusions aux antagonistes et à la source de l’intrigue. Pourtant si le premier tome était assez contemplatif en mixant sublimes exercices techniques urbains d’Araujo et explosions de violence dignes d’un Reservoir Dogs voir d’un Elie Roth (le terrifiant personnage en couverture est là pour nous rappeler que nous ne sommes pas dans une histoire pour fillettes), ce tome de conclusion va se faire un malin plaisir à hacher le temps en poursuivant le principe qui a vu tuer la mère du jeune Xavier: dans la vraie vie on meurt souvent et souvent comme un con…

André Lima Araújo 🇵🇹 on Twitter: "Out today, A Righteous Thirst For  Vengeance #9. How far is far enough? https://t.co/RcsG7XZl1x" / TwitterL’intrigue reprend après un temps indéterminé où Sonny et son jeune protégé devenu mutique suite au traumatisme vécu sont accueillis dans une sorte de camp de survivalistes écolo. Très vite on nous explique qui est ce mystérieux anti-héros et l’on tisse un lien émotionnel avec le garçon pour créer d’autant plus de tension dramatique lorsque les bad guys entreront en action. Car comme dans tout bon thriller réaliste les abominables psychopathes qui servent de méchants sont partout, dotés de moyens sans limite et seuls les nombreux deus ex machina et la chance insolente du héros parviendra à en venir à bout. Comme sur Death or Glory auquel il emprunte la folie totale des tueurs et l’ignominie infinie du grand manitou, on nage dans un cloaque indicible de la lie humaine sur lequel la moindre once d’humanité paraît un paradis. Je parlais de hachures car si le premier tome se déroulait sur quelques heures le second se prolonge sur plusieurs années en plusieurs parties, ouvrant un récit bien plus vaste que l’ouverture qui n’est au final qu’une très grosse bande annonce.

Dans une maîtrise totale des codes narratifs, sachant où il veut aller et quelles émotions il veut provoquer, Rick Remender nous balance une nouvelle orgie nihiliste idéalement supplée par la froide rigueur de son dessinateur dont on va guetter de très très près les prochaines créations tant il impressionne. Formaté pour une adaptation ciné rêche pour laquelle Benedict Wong ne pourrait que récupérer son visage prêté pour l’occasion, Une soif légitime de vengeance n’a pas fini de vous surprendre et de vous choquer, à un soupçon d’assumer une bad ending avec laquelle flirte toujours ce formidable scénariste.

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***·BD·Littérature·Nouveau !·Service Presse

Dans l’ombre

Récit complet en 88 pages, adapté du roman de Gilles Boyer et d’Edouard Philippe. Philippe Pelaez signe le scénario, Cédrick Le Bihan les dessins. Parution chez Grand Angle, en partenariat avec les éditions JC Lattès, le 05/04/23.

Merci aux éditions Grand Angle pour leur confiance.

Cinquante Nuances d’éminence grise

Les arcanes du monde politique nourrissent bien souvent des fantasmes et des suspicions, d’autant plus aujourd’hui à cause de la défiance du peuple envers la classe politique. Perçue comme une élite qui se reproduit, cette dernière a engrangé suffisamment de scandales pour ternir durablement son image auprès des citoyens, si bien que de sauveurs providentiels, les hommes politiques se sont progressivement mûs en opportunistes magouilleurs, au mieux sournois et arrogants, au pire, corrompus et avides.

Quoi de mieux dans ce cas que deux hommes politiques pour livrer un aperçu des manœuvres et des enjeux de ce monde opaque ? C’est ce qu’ont fait Edouard Philippe, ancien Premier Ministre, et Gilles Boyer, député Européen, dans leur roman intitulé Dans l’Ombre, adapté ici dans l’art séquentiel que nous affectionnons.

Le protagoniste de cette histoire, dont le nom ne sera jamais révélé, est ce qu’on surnomme un « apparatchik », un agent au service exclusif d’un homme politique, en l’espèce un favori que l’on connaîtra simplement comme « Le Patron ». Chargé des basses besognes, des affaires courantes comme de la rédaction des discours ou l’organisation des meetings, l’apparatchik pave le chemin de son Patron vers la gloire, à savoir le Graal du fauteuil présidentiel.

Mais avant cela, le Patron a besoin de passer le premier obstacle de la Primaire du Parti, à l’issue de laquelle le candidat à la présidentielle sera désigné. Alors comme un petit écuyer avec son chevalier, notre héros s’agite dans tous les sens pour remplir les objectifs de son supérieur, qui en récolte ensuite les lauriers. Cependant, après sa victoire à la Primaire, l’apparatchik reçoit un mystérieux message qui laisse penser que l’élection aurait été truquée. Le danger potentiel représenté par cette information pousse notre agent de l’ombre à enquêter et activer son réseau pour protéger la carrière politique du Patron, tandis que l’élection présidentielle approche à grands pas. Ce faisant, il va naviguer parmi les requins, voler parmi les vautours, dans l’espoir de contrecarrer les plans de ses rivaux politiques.

Le premier constat que l’on peut faire après la lecture de Dans l’Ombre, est que les auteurs sont parvenus à dépeindre le milieu décrié de la politique, à le romancer sans le caricaturer. Évitant de verser dans le manichéisme, les personnages, bien que réduits à leur fonction, sont bien campés et illustrent adéquatement la thématique centrale, celle des compromis qu’exige l’ambition politique. L’intrigue ne se contente pas de singer les manœuvres politiques et injecte une dose de thriller, qui dépasse légèrement du cadre habituel des scandales politiques, sans tomber non plus dans l’invraisemblable.

L’absence de noms pour le protagoniste et son « Patron » laisse penser que les deux auteurs se seraient inspirés de personnages existants sans pouvoir se permettre de l’avouer, ou bien qu’ils ont souhaité que le lecteur puisse y coller le nom réel qui leur semblait le plus pertinent…

Côté graphique Cédrick Le Bihan, plutôt connu pour être de l’école Fluide Glacial, change ici sa proposition graphique et se met au service du scénario de Philippe Pelaez en adoptant un style très épuré.

Dans l’Ombre, dont l’adaptation en série TV devrait suivre prochainement, satisfera les amateurs d’intrigues politiques, et plus généralement, ceux qui sont curieux de connaître les coulisses du pouvoir en France.

***·East & West·Manga·Nouveau !·Service Presse

Du mouvement de la Terre #1

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Manga de Uoto

Ki-oon (2023) – Shogakukan (2020), 156p., 1/8 tomes parus.

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image-5Merci aux éditions Ki-oon pour leur confiance.

Le jeune et brillant Rafal s’apprête à entrer à l’Université pour y étudier la Théologie, discipline reine du Moyen-Age. Lorsque son père l’envoie chercher un ancien élève astronome, il se trouve confronté à une idée hérétique mais à la logique implacable: l’héliocentrisme. En une période d’obscurantisme où l’Inquisition harcèle et exécute tous ceux qui s’opposent au Dogme officiel, le jeune scientifique va devoir faire un choix de science et de vie…

En ouvrant ce premier tome d’une série courte multi-primée au Japon et recommandée par le magazine Historia j’avais de gros doutes tant le dessin m’a paru fruste. Pour une première œuvre on peut pardonner l’économie de traits et de décors mais il faut reconnaître que Uoto n’est pas le plus virtuoses des jeunes mangaka découverts récemment. Pourtant, dès les premières pages on réalise que la lecture s’enchaîne de façon très fluide avec une maîtrise de la narration tout à fait remarquable, surtout au vu d’un sujet complexe et mal connu. En somme il vous faudra passer outre un dessin qui n’est là que pour accompagner une histoire bien plus ambitieuse qu’il n’y paraît.

https://www.actuabd.com/local/cache-vignettes/L720xH998/planchea_468983-e2a73.jpg?1678706567En datant son récit au XV° siècles l’auteur vise surtout à aborder la prééminence de la répression inquisitoriale sur les évolutions de la connaissance, puisque la révolution héliocentrique n’apparaît véritablement qu’avec Copernic au XVI° siècle. C’est ce qui est passionnant dans ce manga puisque dès la mise en place on nous fait comprendre la complexité des parcours dans cette société corsetée: de l’inquisiteur issu du monde laïque des mercenaires au jeune élève passionné de théologie on comprend que les stratégies des scientifiques ont dû jouer de la dualité, du mensonge, de la soumission au modèle de pensée de l’Eglise. En se rangeant sous le couvert de la raison et de la foi ,es scientifiques purent faire doucement avancer la connaissance scientifique contre la vue conservatrice qui niait tout raisonnement face aux préceptes de l’Eglise.

On découvre ainsi un esprit brillant confronté à une hypothèse hérétique mais que les observations vont renforcer et mener à se mettre en danger. Face à l’omniprésence totalitaire de l’inquisiteur le jeune scientifique doit choisir de masquer ses travaux, jusqu’à mettre en danger son propre père.

D’une lecture particulièrement fluide, enchaînant les séquences rapidement en abordant des sujets variés et complexes, Uoto réussit à nous accrocher tout le long et jusqu’à la conclusion qui surprend par son ambition dans la gestion du temps du récit. Au final, Du mouvement de la Terre est une excellente surprise que je vous invite à découvrir, pour peu que vous ne soyez pas trop regardant sur les dessins.

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The Nice House on the Lake #2

Deuxième tome de 190 pages, de la série de James Tynion IV et Alvaro Martinez Bueno. Parution chez Urban Comics dans la collection Black Label le 31/03/23.

Merci aux éditions Urban pour leur confiance.

Les copains d’abord

La présente chronique risque de vous gâcher le plaisir de lecture si vous n’avez pas lu le premier tome. SPOILER A L’HORIZON !

Dans le premier tome, nous faisions la connaissance de Walter, trentenaire dévoué qui emmenait ses amis en villégiature dans une sublime propriété au bord d’un lac dans le Wisconsin, avec quelques règles maisons dont il a le secret. Ainsi, Rick est le Pianiste, Naya la Médecin, Sarah la Consultante, Arturo l’Acupuncteur, Sam le Reporter, Véronica la Scientifique, Molly la Comptable, David le Comique, Norah l’Autrice; et Ryan l’Artiste.

Bien vite, les vacances de rêve prennent une tournure cauchemardesque lorsque Walter révèle sa vraie nature: il n’est pas humain, et appartient à une civilisation extraterrestre dont le but est l’extermination de la vie sur Terre. Cependant, Walter avait pour mission de préserver un échantillon représentatif du genre humain, afin que ses supérieurs puissent juger de la valeur de notre espèce. Après des années vécues dans la peau d’un humain, ce sont ces dix personnes aux personnalités et aux rôles disparates que Walter a décidé de sauver de l’apocalypse.

Nos rescapés apprennent donc la terrible nouvelle: partout sur la planète, les flammes ravagent les villes et consument les gens, sans faire de distinction. Piégés dans cet endroit idyllique où tous leurs besoins et désirs peuvent être comblés, nos héros encaissent le choc de la nouvelle et se posent bien vite une question cruciale: doivent-ils se résigner à leur sort, victimes malgré eux de la bienveillance de Walter, où chercher un moyen de s’échapper ?

Le premier tome de TNHOTL était un coup de coeur immédiat, confirmé par ce second tome. L’écriture inventive de James Tynion IV permet de créer des situations originales et des rebondissements accrocheurs qui ne sont pas visibles à plusieurs kilomètres. Malgré la multiplicité des personnages, il demeure facile de s’y attacher, chacun d’entre eux ayant une personnalité distincte et reconnaissable. L’auteur a choisi un format plutôt singulier pour chacun de ses douze chapitres, qui s’ouvrent sur un flash-forward d’un futur apocalyptique (possiblement les ruines de la Maison) dans lequel un des personnages brise la quatrième mur pour nous narrer sa première rencontre avec Walter, avant de basculer sur un flash-back montrant un moment significatif du personnage avec Walter. Ce paradigme est finalement renversé dans le dernier chapitre, pour une raison qui apparaîtra à la lecture.

L’écriture est telle qu’il s’avèrest plutôt difficile de ne pas ressentir d’empathie envers le personnage de Walter malgré son statut d’antagoniste. Sincère dans ses émotions mais contraint de faire des choses qu’il réprouve, on le sent partagé entre son affection pour ses amis et l’inéluctabilité des actions entreprises par son espèce, ce qui renforce sa profondeur. Lors des flash-back, l’ironie dramatique bat son plein car chaque mot, chaque attitude de Walter peut prendre un double-sens et nous éclairer sur son dilemme.

La fin de ce second volume augure cependant un autre cycle, avec de nouveaux enjeux dramatiques et des perspectives de narration plus qu’intéressantes. Côté graphique, Alvaro Martinez Bueno nous cause encore une fois un décollement de rétine, son talent étant encore accentué par la mise en couleur tranchée de Jordie Bellaire.

The Nice House on the Lake est résolument une des meilleures séries de ce début d’année, à lire sans hésiter !

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Ceux qui n’existaient plus #1: Projet Anastasis_

Premier tome de 72 pages d’une série écrite par Philippe Pelaez et dessinée par Olivier Mangin. Parution aux éditions Grand Angle le 01/03/2023.

Merci aux éditions Grand Angle pour leur confiance.

Crise d’identité(s)

Comme vous le savez, mémoire et identité personnelle sont deux notions intimement liées, si bien que l’une conditionne l’autre de façon quasi sine qua none. Natacha va vite l’apprendre à ses dépens. Admise, en même temps qu’une vingtaine d’autres personnes, dans un douteux centre de recherche russe, la jeune femme espère y trouver la paix de l’esprit, aidée par le programme expérimental nommé Anastasis_.

Hantée par un lourd traumatisme, Natacha souhaite aller de l’avant, et elle est prête pour cela à endurer toutes les expériences proposées par le Professeur Vetrov, qui tente quant à lui de percer à jour les secrets du cerveau humain. Cependant, après son admission au centre, Natacha et les autres pensionnaires vont vite s’apercevoir que les choses ne sont pas ce qu’elles paraissent, et qu’on leur cache indubitablement des choses, à commencer par la nature réelle des expérimentations qu’on leur fait subir au prétexte de vouloir effacer leurs traumas.

L’auteur Philippe Pelaez surprend par la diversité des genres qu’il ose aborder en BD: Récits de guerre, Fantasy, Polar, Cape et Epée… rien ne semble le freiner ni le contenir. Le scénariste se lance donc dans le thriller à la Franck Thilliez, avec une protagoniste perdue dans une machination dont elle ignore les rouages.

Tous les éléments y sont, à savoir le scientifique machiavélique, les agents gouvernementaux sans scrupules, les compagnons d’infortune, et le protagoniste torturé. On trouve aussi, en terme de structure, la phase de découverte naïve, puis la phase de suspicion et la phase d’action.

L’auteur glisse dans son récit des méta-références cinématographiques, qui servent autant de foreshadowing que de fausses pistes dans lesquelles se perdre (Orange Mécanique, Vol au dessus d’un nid de coucou…). Malgré une exposition manquant un peu de fluidité, le reste de l’intrigue se déroule plus aisément, grâce à un jeu d’allers-retours et une gestion habile des révélations et autres coups de théâtre. Après le clap de fin cependant, on peut reprocher un album un peu trop sage, ou une intrigue manquant d’originalité, d’une touche particulière à laquelle Philippe Pelaez nous avait habitués sur ses précédentes productions.

Côté graphique, le style réaliste déployé par Olivier Mangin sied très bien au ton du récit, car il traduit l’ambiance froide et hostile du projet Anastasis_ tout autant que les émotions des différents personnages.

En conclusion, Ceux qui n’existaient plus offre tous les points forts du thriller, mais manque du petit supplément que l’on est désormais en droit d’exiger de Philippe Pelaez.

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Feroce #2

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BD de Gregorio Murio Harriet, Alex Macho et Ekaitz Elizondo (coul.)
Glénat (2023), 56p., série en cours, série finie en deux tomes.

image-5Merci aux éditions Glénat pour leur confiance.

Dans l’extrême-orient russe, au cœur de ces forêts enneigées loin de la civilisation, la loi et la morale sont des principes bien ténus. Dans ce paradis naturel une équipe de documentaristes arrive pour réaliser un film sur le Tigre de Sibérie. Entre l’animal sauvage, l’hostilité du climat et l’appétit des mafia sino-russes, qui est le plus dangereux?

Carnage (par Harriet Gregorio Muro, Alejandro Macho Andrès et EkaitzNous voici venir une nouvelle BD de l’autre eldorado de la BD, l’Espagne qui nous apporte quantité de talents rescapés de l’appel du comics. Avec Feroce (dont le premier tome a été chroniqué par Dahaka), le très talentueux Alex Macho propose avec ses collègues scénariste et coloristes (deux coloristes différents sur le diptyque, sans que cela se ressente, heureusement) un thriller naturaliste en deux temps. Alors que le premier volume sorti il y a dix-huit mois décrivait une affaire mafieuse parfois proche de l’univers de Tarantino, le second volume vire dans le survival brutal, à la limite du fantastique et du slasher dans une volonté de ne rien laisser aux personnages!

En ouvrant leur intrigue dans un contexte exotique original frisant le « Eastern » et en contextualisant de façon assez réaliste une réalité écologique dramatique, les auteurs posent une base que l’on avait envie de suivre et qui n’était pas loin du coup de cœur tant les splendides dessins nous faisaient voyager en plein cinéma. Sans que l’évolution ne soit brutale, il faut reconnaître que l’on change de registre ici puisque le tigre-démon devient une sorte de croque-mitaine où l’absurde n’est jamais loin dans l’énormité. Pourtant la maîtrise de la mise en scène cinématographique et des codes de l’épouvante font fonctionner la mécanique qui nous ferait presque sursauter à chaque page. En jouant avec des personnages-proies Macho et Harriet nous tiennent en haleine tant on n’imagine pas ce jeu de massacre si radical. Et comme tout bon « film » de genre, on ne saura jamais vraiment ce qu’était cet affreux tigre quasi-immortel…

Sans doute victime d’une trop modeste ambition et l’envie d’aller vite, Feroce réussit pleinement sa mission mais nous frustre un peu par sa brièveté et l’incapacité à vraiment développer toutes les interactions crapuleuses par manque de place. Le projet, ne serai-ce que par son originalité aurait mérité de prendre le temps de poser cet univers oriental situé à la croisée entre Corée du Nord, Chine et Russie. Nous aurions voulu en savoir plus sur l’affreuse cheffe de triade chinoise et sur cette héroïne semble-t’il inspirée « de faits réels ». On aurait voulu se documenter sur la réalité des mafias du bois. Bref, on en aurait voulu plus. Ce n’est pas un défaut mais plutôt le signe d’une BD de qualité qui en avait sous le coude.

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The Nice House on the Lake #1

Premier tome de 184 pages, avec James Tynion IV au scénario, Alvaro Martinez Bueno au dessin. Parution chez Urban Comics le 03/02/2023, suite et fin prévue le 31/03/2023.

Merci aux éditions Urban pour leur confiance.

Un ami qui vous veut du bien

Walter, trentenaire bienveillant et omniprésent pour ses amis, a convié son petit groupe en villégiature dans une magnifique maison au bord d’un lac, dans le Wisconsin. Ainsi, face à l’insistance enjouée de leur ami commun, Ryan, Norah, David, Molly, Veronica, Sam, Arturo, Sarah, Naya et Rick mettent chacun leurs activités de côté le temps d’une semaine, avec farniente au programme.

Une fois sur place, même les plus réticents tombent en pâmoison devant tant de luxe et de confort: piscine, salle de cinéma, bibliothèque… cette maison ressemble de près et de loin à la maison parfaite. Baigner dans tant d’opulence, et être entouré d’amis, ça se rapproche de la définition du Paradis.

Seulement, tout n’est pas parfait. Bien qu’ils soient tous amis avec Walter, certains le connaissent depuis plus longtemps que d’autres et sont habitués à ses frasques, tandis que d’autres sont encore dans l’expectative, sans compter le fait qu’ils ne se connaissent pas tous. Mais qu’à cela ne tienne, ce sera à Walter de faire le lien et de s’assurer de la cohésion de son groupe d’amis adorés. Pour ça, Walter a imaginé un petit délire, afin que chacun puisse mieux identifier les autres. Chaque participant se voit affubler d’un sobriquet le définissant, ainsi que d’un symbole propre. Ainsi, Rick est le Pianiste, Naya la Médecin, Sarah la Consultante, Arturo l’Acupuncteur, Sam le Reporter, Véronica la Scientifique, Molly la Comptable, David le Comique, Norah l’Autrice; et Ryan l’Artiste.

Cependant, ces vacances idéales vont vite se muer en prison dorée, lorsque Walter révèlera sa vraie nature et ses véritables intentions. Nos invités ne vont pas seulement apprendre la vérité sur leur ami, ils vont aussi se découvrir eux-mêmes, sur ce qu’ils sont une fois le dos au mur.

Il est assez délicat de chroniquer cet album en profondeur sans le divulgâcher. La prémisse initiée par Tynion IV (je me demande si les trois précédents étaient aussi talentueux) est suffisamment mystérieuse pour provoquer l’envie de lecture, et les choses ne font que s’amplifier une fois passée l’introduction.

L’intérêt de l’intrigue tient à la fois aux conditions de huis-clos, comme dans bon nombre de récits d’horreur ou de tension psychologique, ainsi qu’aux révélations sur Walter. Ce second point, à savoir un homme qui réunit ses amis pour leur faire une abracadabrante révélation, m’a rappelé le film The Man From Earth, qui, sans être sur le même registre horrifique, offrait quand même une réflexion sur les relations et sur la crédulité humaines.

Il faut admettre que la pléthore de protagonistes n’aide pas à l’identification, même si l’auteur tente pour nous la simplification diégétique de ses personnages, réduits à des archétypes dont on ne soupçonne pas encore à ce stade la pertinence au sein du récit. Construit tout en flashback et allers-retours dans le temps, dans lesquels chaque personnage tentera de se remémorer un évènement marquant entourant Walter, le récit ne laisse pas de temps mort ni de baisse de tension. Au contraire, le moteur narratif tourne à plein régime, et pousse le lecteur à tenter (vainement) d’éclaircir ou d’anticiper sur les réelles motivations de Walter.

Sur le plan graphique, Alvaro Martinez Bueno casse littéralement la jolie baraque (mauvaise blague tout à fait intentionnelle), son trait et la mise en couleur s’associant de façon irréprochable pour créer de magnifiques planches, qui traduisent à la fois l’artificialité apparente de la maison éponyme, la tension vécue par les protagonistes ainsi que le flou psychique dans lequel ils se retrouvent plongés suite aux événements.

Pour rappel, James Tynion IV a déjà commis quelques excellents méfaits artistiques comme Department of Truth, Something is killing the children ou encore Wynd.

The Nice House on the Lake frappe donc très fort en ce début d’année, ce qui nous conduit à y attribuer un 5 Calvin !

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1629… ou l’effrayante histoire des naufragés du Jakarta #1/2

La BD!
BD de Xavier Dorison et Thimothée Montaigne
Glénat (2022), 127p., 1/2 tomes parus.

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bsic journalism Merci aux éditions Glénat pour leur confiance.

En 1629, alors que les Pays-Bas dominent le monde du commerce maritime vers les colonies, la Compagnie hollandaise des Indes orientales (VOC) est un véritable Etat dans l’Etat, armant des navires chargés d’or à l’autre bout du monde pour alimenter le capitalisme naissant. Au sein de ces équipages composés de va-nu-pieds croyant échapper à la misère, le Subrécarge représentant la VOC est tout puissant. Sur cette poudrière chargée de richesses, perdue loin de la civilisation, l’équilibre entre l’obéissance à la tyrannie de la VOC et la liberté ne repose que sur la servilité volontaire. Un équilibre bien fragile que certains ne souhaitent pas voir se maintenir…

1629, ou l'effrayante histoire des naufragés du Jakarta T1 : L'Apothicaire  du diable (0), bd chez Glénat de Dorison, Montaigne, TessierEn quinze ans la carrière de Thimothée Montaigne nous a vu nous intéresser à ses planches très encrées, reconnaissables, sans que l’on puisse pourtant retenir son nom sur un album majeur. Il faut dire que « grandir » dans l’ombre d’un Mathieu Lauffray et accompagner la bande à Dorison et Alice sur la préquelle du Troisième Testament ou en reprise du Prince de la nuit de Swolfs ne vous fait pas un nom. Une compétence, une expérience, certainement, parmi les plus grands. Malheureusement, jusqu’ici il apparait comme un remplaçant de luxe pour ces grande dessinateurs et la rude concurrence graphique fait que le grand public n’est pas forcément capable de distinguer les planches d’un Montaigne, d’un Siner ou d’un Armand. Et il est bien possible que ce magnifique projet en deux tomes soit le moment qui lui permettra d’éclater.

Ce 1629 (inspiré de véritables récits de voyage) est sorti en grande pompe, auréolé d’une fastueuse maquette, juste à temps pour être le gros morceau de Noël en nous rappelant le carton des Indes Fourbes il y a trois ans. Or détrompez-vous immédiatement: il y a très peu de proximités (tant graphiques que thématiques) entre les deux récits, à commencer par le découpage en deux (gros) volumes de l’histoire de Xavier Dorison. Et étrangement un autre album de marine sorti plus tôt cette année tient lui la comparaison dans le traitement sombre et le message tout à fait politique. Deux excellentes sorties qui intriguent quand au choix de la fiction et du passé pour attaquer violemment notre époque décrépie où tous les conflits sociaux, de classe et de domination des siècles passés semblent resurgir avec le plus grand danger.

1629 ou l'effrayante histoire des naufragés du Jakarta - Dorison & MontaigneCar sous son habillage très vintage et un aspect de récit maritime, les deux auteurs attaquent avec cet album très directement les relations des classes sociales au pouvoir et la soumission volontaire… qui semble fasciner le scénariste puisque son autre série majeure en cours n’est autre qu’une adaptation de La ferme des Animaux, le chef d’œuvre absolu de Georges Orwell. Dans la très grande maitrise narrative qu’on lui connait, Dorison fait monter la pression progressivement en s’appuyant sur les sombres recoins que bâtit sur ses pages Thimothée Montaigne dans une atmosphère vénéneuse. Dans ce huis-clos tragique la barbarie n’est jamais loin et on ressent les gouttes de sueur froide à chaque détours des planches du navire face au dieu tout puissant une témoin féminine se trouve entre le marteau et l’enclume. Voyant venir ceux qui veulent provoquer une mutinerie (qu’on nous annonce dès les premières pages), elle doit lutter entre ses pulsions morbides, une confiance incertaine envers un matelot qui semble le seul être lucide à bord et le subrécargue terrorisé par l’idée d’un échec de sa mission.

En multipliant les détails triviaux sur la vie des corps humains à bord, en semant un venin à chaque page et en cadrant serrés les décors de l’album, les auteurs nous plongent dans un thriller intense, sombre au possible où l’on reste en suspens d’une respiration en attendant l’horreur de la planche de prologue. En proposant un travail d’une remarquable précision et d’une grande ambition, le duo nous emporte dans l’enfer sur mer en apportant le supplément d’âme des réflexions philosophies sur l’humanité et le pouvoir, que le diptyque vise à illustrer. Avec une césure terrible et pertinente, ils nous laissent tels les naufragés à la recherche d’une goulée d’air qu’on espère voir venir dès l’an prochain.

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