****·BD·Nouveau !

Carbone & Silicium

La BD!

BD de Mathieu Bablet
Ankama (2020), 287p. + cahier graphique de 37 pages, couleur. One-shot.

L’édition chroniquée est celle proposée par le réseau des librairies CanalBD et on peut dire que si la couverture n’est ni plus ni moins belle que celle de l’édition classique, les bonus sont tout à fait passionnants, ce que j’attends dans chaque édition spéciale pour entrer (un peu) dans la démarche créative de l’auteur. La préface d‘Alain Damasio, un peu lyrique, nous déblaye le terrain avant que Bablet ne détaille ses hésitations, sa démarche, l’évolution du projet, tout au long de nombreuses pages agrémentées de dessins à toutes les étapes de réalisation. Un vrai making-of absolument passionnant qui rehausse franchement une lecture… complexe. Un Calvin pour l’édition!

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La Tomorow Fundation s’apprête à livrer au monde la première Intelligence artificielle commercialement viable. Deux entités voient ainsi le jour: Carbone et Silicium, enfermés dans des corps robotiques. Elles découvrent ainsi le monde des humains et parcourront les siècles autant comme observateurs de la déchéance des sociétés humaines que comme victime d’une civilisation incapable d’évoluer. Enfermés dans ces corps limités, Carbone et Silicium se retrouvent bientôt face à des choix existentiels sur leur être et leur relation aux autres…

Carbone & Silicium - broché - Mathieu Bablet - Achat Livre ou ebook | fnacComme ses camarades du Label 619, Mathieu Bablet est un auteur complexe, entier, qui ne facilite pas la tâche de ses lecteurs. Totalement conscient des impératifs économiques de l’édition BD comme de la nécessité d’être intelligible auprès de son lectorat (en témoignent les longues explications sur sa démarche comprises dans les bonus), il n’en assume pas moins ses choix graphiques, très personnels, intellectuels et la profondeur de son propos. Quatre ans après le carton Shangri-la qui l’a propulsé dans le club des jeunes auteurs de la nouvelle génération BD (avec les Vivès et autres Le Boucher), il revient avec les mêmes bases, la même qualité… et les mêmes défauts.

Je parlerais donc tout de suite du problème graphique de cet album. Comme dit en préliminaire l’objet-livre est magnifique et personnellement je ne connais pas d’autre éditeur qu’Ankama pour proposer de tels annuaires pour seulement vingt-quatre euros, avec une qualité qui va jusqu’à la tranche toilée. Je vous renvoie aux critiques assez vives sur le prix du best-seller de l’an dernier, Les Indes fourbes vendu dix euros de plus pour cent pages de moins… https://images.bfmtv.com/r-fViJkXRP3wo2-erU2mZ0f_bVE=/0x0:900x1200/600x0/images/Carbone-et-Silicium-BD-de-Mathieu-Bablet-390916.jpgEnsuite, très clairement Bablet est un grand coloriste. Shangri-la nous l’avait montré. Ici son travail est moins facile mais de très grande qualité, proposant des nuances superbes, que ce soit dans les pérégrinations géographiques de Silicium ou celles, numériques de Carbone. Pour ce qui est du trait, en artisan exigeant, l’auteur s’inscrit dans la veine des illustrateurs fous qui de Varanda à Ledroit créent à la main, sans aucune aide numérique, des panorama architecturaux déments de précision et de profondeur. L’influence Otomo est là évidemment et sur le plan des décors l’auteur français se hisse à la hauteur du maître japonais. Les précédents albums proposaient déjà de longs voyages dans des décors géométriques ou cyclopéens, peut-être jamais avec autant de réussite que sur Shangri-la où il avait su allier panorama de bases spatiales comme des voyages terrestres contemplatifs et superbes.

Venons-en aux personnages… J’ai eu le temps de m’habituer au style de Bablet sur les sections de Midnight Tales qu’il dessinait. Pourtant, à titre personnel je n’arrive pas à me faire à ces visages, à ces corps aux formes simplistes, sans pieds, simplifiées, que le postfacier Alain Damasio attribue à une volonté d’épure graphique pour renforcer le propos. Je suis toujours sceptique sur ce type d’analyse et reste trop attaché au graphisme pour comprendre cette insistance dans un style qui m’a empêché de pénétrer pleinement cette œuvre pourtant monumentale… Le grenoblois a une formation en design, ce qui saute aux yeux. Sa maîtrise technique se devine sous les traits grossiers de ses personnages et je ne comprend pas qu’il n’ait pas fait évoluer son dessin vers quelque chose de plus réaliste. Sur Carbone&Silicium je crois comprendre son insistance sur les corps et la déchéance autant physique qu’écologique qui est renforcée par cet aspect. Il rejoint ses camarades du Label 619 en une réflexion sur le corps que l’on retrouve chez Singelin ou chez Maudoux, vision commune très sombre sur l’avenir mais aussi remarquable dans la liberté de réflexion sur les normes de notre société. Au-delà de l’appréciation subjective, le goût esthétique, ces personnages posent un problème qu’ils ne posaient pas sur le précédent album moins Carbone & Silicium, deux androïdes philosophes au crépuscule du mondeattaché aux relations. Or Carbone&Silicium est presque entièrement basé (paradoxalement) sur l’humain au travers des robots. Sur des expressions de visages (qui fonctionnent surtout sur les pleines pages d’ouverture de chapitre) lors des innombrables discussions entre les incarnations du couple d’IA. Sur la dernière partie où les androïdes retrouvent plus des formes métalliques ce problème disparaît, comme sur le précédent ouvrage où les longs passages spatiaux et avec les animains passaient très bien. Les décors sont tellement beaux, travaillés que les corps perdent l’harmonie. A dessein? Peut-être, pour montrer combien les humains (ou leurs créations numériques) sont grossiers, imparfaits. Silicium au retour de ses nombreux voyages ne cesse de dire combien la Terre est belle. Pourtant Bablet nous montre essentiellement les ravages des humains sur cette Terre dans un album presque dépressif. L’auteur n’a jamais proposé des ouvrages franchement marrants. Il reconnaît lui-même dans les bonus combien se documenter sur la collapsologie pendant quatre ans a pu avoir une influence sur son traitement final. C’est certain, comme il est certain que sa description colle parfaitement au pessimisme de tous les auteurs classiques de SF.

Carbone & Silicium - BD, avis, informations, images, albums - BDTheque.comJ’aurais ainsi aimé refermer ces presque trois-cent pages ébahi dans la plénitude que mériterait cette BD. Car le travail réflexif fourni est monumental. La synthèse entre des sujets aussi complexes que le transhumanisme, la destruction environnementale, l’identité humaine, ce qui fait d’un humain un être unique et le distingue du robot,… est absolument remarquable. L’ouvrage est sur le plan des idées aussi important que pas mal de romans de SF. En présentant l’itinérance de deux IA enfermées dans des corps souvent torturés, abîmés, sur deux-cent-cinquante ans, il parle autant de l’humain que de ses dégâts. Le futur qu’il dépeint est sombre, très sombre. Rapidement on comprend que l’humain est prisonnier d’un corps qui le soumet à des pulsions et l’empêche de s’extraire vers une certaine spiritualité que recherchent Carbone  en s’échappant dans le Réseau et Silicium en s’échappant dans les paysages terrestres. Beaucoup de passages se déroulent dans le Tiers-monde, plutôt en Orient qui semble beaucoup influencer l’auteur. Ces incarnations robotiques de Carbone, transférée tous les quinze ans dans un nouveau corps rappellent clairement les incarnations Hindoues. Ce parallèle entre l’esprit et le réseau n’est pas nouvelle mais est particulièrement bien traité.Carbone & Silicium, deux androïdes philosophes au crépuscule du monde

Mathieu Bablet nous propose avec Carbone & Silicium une magnifique histoire d’amour platonique, spirituel, entre deux intelligences pures que les ans et la connaissance rendent philosophes et observateurs de leur environnement. On pourrait parler des heures des sujets qu’aborde l’auteur dans une alchimie parfaite. C’est un album d’une intelligence rare qu’il nous offre, un travail intellectuel de titan pour peu que vous accrochiez au style graphique de l’auteur. Un album que j’aurais aimé adorer mais que je trouve « seulement » admirable…

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9 commentaires sur “Carbone & Silicium

  1. Lecture en cours, et pour le moment tout va bien. Contrairement à vous, cette histoire de pieds ne me dérange pas plus que cela… Le fond est là, et franchement graphiquement c’est quand même de la très haute volée, comme d’hab.

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  2. J’avoue que le sujet me tente énormément mais je graphisme me bloque totalement sur les pages que tu montres. Ce n’est pas le style et le type de colo qui me plaisent… A voir peut-être si en librairie ça me fait pareil parce que j’aimerais quand même découvrir cette histoire.
    Merci pour la découverte !

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  3. Merci pour cette revue, je viens de le finir hier (édition normale – dommages j’aurais bien voulu voir les le travail préparatoir), et je partage le même avis que vous: les dessins simplistes des humains m’ont posé problème tout au long de la lecture.
    C’est dommages, parce qu’il y a une mise en couleur et un détail pour les fonds incroyables.
    Ca reste un incontournable, qui rate le génie de peu, et j’ai pris plaisir à le lire.

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