Comic de Sean Murphy, Dave Stewart et Matt Hollingsworth (coul.)
Urban(2022), 152, one-shot.
Merci aux éditions Urban pour leur confiance.
Cliff est en deuil. Alors qu’il vient de perdre sa femme, cet auteur de comics reçoit la visite d’une étrange dame qui va bouleverser son univers: il serait un personnage de fiction qu’elle souhaite recruter pour intégrer une équipe chargée de « corriger » les créations vouées à l’échec en intervenant directement dans leur imaginaire…
Il y a de bons dessinateurs et de bons scénaristes. Rarement de bons dessinateurs-scénaristes. Encore plus rarement de bons dessinateurs qui se révèlent de grands scénaristes. Alors bien sur le fait d’avoir été bien accompagné reste formateur (et en la matière Sean Murphy se pose là: Scott Snyder, Grant Morrison, Rick Remender, Mark Millar,…), mais le fait d’observer l’auteur de White Knight passer l’essai du chef d’œuvre solo et confirmer album après album, y compris sans cadre éditorial (Plot Holes est paru initialement en financement participatif donc avec le total contrôle de l’auteur) en alignant excellents albums sur excellents albums, est assez unique. Seul Régis Loisel me vient à l’esprit comme dessinateur de premier plan devenu meilleur au texte qu’aux dessins. Et Sean Murphy le rejoint avec cette révision du thème de Matrix d’une créativité et d’une intelligence folle.
De Murphy on connait l’amour des jouets et des croisements d’univers. Joe l’aventure intérieur (scénarisée par Grand Morrison) proposait déjà des mondes fantastiques où robots japonais croisaient des guerriers anthropomorphes et des décors fantasmagoriques. Ici il va au bout de la mise en abyme en créant une équipe de personnages fictifs chargés de réparer les récits abimés. Croisant des aliens dimensionnels ou George Washington, ils sautent tels Marty dans sa Dolorean d’un monde à un autre, poursuivant un ver spatial qui infecte l’ensemble de la bibliothèque virtuelle dont ils ont la garde et créant un risque d’anéantissement pur et simple de l’imaginaire! Reprenant ses look connus et se transposant partiellement dans ce personnage d’auteur de comics, il digère parfaitement ses obsessions et les références de la culture geek en hissant le niveau lorsqu’il questionne à la fois les motivations des personnages de fiction mais aussi le rôle des auteurs et des éditeurs. Dans un microcosme généralement hostile à des maisons d’éditions incarnant le système qui les oppresse, je n’ai pas souvenir d’un ouvrage de fiction qui mets autant sur le devant de la scène le rôle d’éditeur comme architecte d’une création. Dans le système américain qui taylorise les rôles créatifs sur un album et de la part d’un des auteurs qui incarne le plus le comic Indé, c’est assez notable pour être pointé.
Comme toute grande œuvre, Plot holes associe le grand spectacle des bastons cosmiques (qui n’oublie pas le second degré avec le délirant personnage de vieux cartoon facho qui cohabite avec un Tigre-barbare gay…), l’intime et la réflexion de fond en nous en mettant plein la vue. Les perches tendues sur l’Intelligence artificielle, sur l’automatisation des récits, sur la Bibliothèque numérique universelle (salut Google!) et tout simplement sur ce qui est réel dans nos vies scénarisées en miroir du chef d’œuvre des Wachowski sont juste passionnantes. Comme il faut bien trouver quelque chose qui fâche et pour ne pas paraître trop Murphy-addict je pointe cependant des arrière-plans très « économiques » et cette couverture (qui incite à un gros coup de gueule contre Urban!) qui empêchent l’album de décrocher les cinq Calvin. De peu.