BD de José Robledo et Marcial Toledano
Dargaud (2022)- (2016-2017), 144p., intégrale des trois tomes en édition poche estivale.
Le Tebori est le tatouage traditionnel japonais réalisé sans aide mécanique grâce à des aiguilles. C’est le cœur de cette série et un marqueur important de la tradition japonaise et de la culture Yakuza directement issue des codes Samouraï. Présenté comme cela, pour qui n’est pas fana de manga et de culture nipponne cela paraît moyennement engageant. Pourtant, cette trilogie d’un duo espagnol se fit remarquer lors de sa sortie et je comprend mieux pourquoi à la lecture de cette intégrale format poche qui permet pour l’occasion de tester cette incursion de l’ogre Dargaud dans les formats alternatifs (après Casterman et Futuro). Petit apparte: si vous avez suivi l’actualité de l’édition et les chiffres proprement gargantuesques de la BD en 202, il est tout à fait logique que, forts d’une grande solidité économique, les éditeurs BD poussent leurs expérimentations. Je vois deux avantages à cela: le format entre le comics et le manga peut facilement attirer de nouveaux lecteurs et faire franchir la redoutable barrière des genres (notamment des lecteurs de manga) avec une pagination certes courte pour du manga, mais en full couleur pour moins de dix euros il serait dur de se plaindre. A ce titre, si certains titres de la sélection peuvent interroger, ce Tebori comme le Mecanique Celeste de Merwan (que je vous conseille vivement quel que soit le format!) jouit d’un dessin et d’un découpage diablement dynamique qui cadre parfaitement avec le modèle manga.
Revenons à nous moutons pour expliquer en quoi malgré les superbes dessins du très doué Marcial Toledano (passé depuis sur la saga SF de Runberg Les Dominants) c’est vraiment le thème qui emporte son lecteur sur cette série. Alors que l’album commence sur une poursuite en moto, hommage non voilé à l’ouverture d’Akira, l’intrigue s’avère relativement posée et manque même clairement d’action (le principal défaut de Tebori) pour se concentrer sur les explications très didactiques sur la culture du Tebori, son rôle chez les Yakuza et des descriptifs passionnants sur le développement de cette pègre et sa particularité qui puise ses racines dans la défaite de 1945, l’occupation américaine et l’insularité identitaire japonaise. Car ce n’est pas seulement la corruption qui permet la renaissance sans fin des clans Yakuza mais bien son insertion fondamentale dans la culture japonaise comme incarnation moderne de la tradition rigide du Bushido. Passionnés et passionnants, les auteurs insèrent d’ailleurs en fin de volume un lexique de certains termes utilisées, pas seulement pour l’exotisme mais par soucis de réalisme.
Le personnage principal est un ancien gangster (modèle petite frappe) adopté par un grand maître du Tebori et qui se retrouve à confesser les grands chefs de clans qui viennent recouvrir leur corps d’un « bodysuit », tatouage intégral crée progressivement tout au long de la vie et qui doit refléter l’existence du personnage. Étrangement la BD prend des aspects totalement documentaires pendant une bonne moitié avant qu’un switch fasse basculer l’histoire et accélère le rythme. Ce petit déséquilibre assaisonné d’un soupçon de mystique-fantastique n’est finalement pas dérangeant tant on se passionne pour ces témoignages, sur les innombrables liens culturels qui ont trait à l’obéissance, l’honneur, l’apprentissage d’un art-tisanat ancestral et le refus d’une modernité que beaucoup de japonais semblent rejeter. Si la vision du flic américain rappelle les fondements absolument fascistes de ces gangs (sans parler de leur violence), une autre vision fait de cette culture un conservatoire du Japon d’avant.
Le personnage principal est étonnamment effacé, sorte de néo-antihéros et d’une personnalité que l’on calque souvent sur les personnages féminins dans la BD. Spectateur d’évènements il peut faire office d’alter-ego du lecteur qui se trouve à attendre un acte de bravoure et s’interroge sur le rôle de cette histoire d’amour à laquelle on a du mal à croire. On ressort ainsi un peu troublé, absolument enjoué par tout le packaging, des thématiques à ce qu’on a appris en passant bien sur par les planches aussi efficaces que précises et élégantes, mais aussi déstabilisé par un déroulement lors duquel on ne sait jamais vraiment sur quel pied danser, jusqu’à une conclusion qui pourrait autoriser un second cycle. Avec quelques défauts, Tebori reste une excellente lecture, une très belle découverte inattendue qui procure le plaisir du voyage sans filet vers une culture qui se dévoile avec respect.