
Histoire complète en 80 pages, écrite par Fabrice Rinaudo, dessinée par Sylvain Dorange et Anne Royant. Parution chez La Boite à Bulles le 05/10/2022.

Avis aux lecteurs de l’Étagère: cet article ne sera pas une simple critique d’album, mais abordera un champ plus large, car votre serviteur n’est pas tout à fait neutre vis à vis du sujet, il est même carrément concerné ! Explications plus bas, si vous le voulez bien.
Taule Story
Vous vous devez d’être prévenus, chers lecteurs assidus de l’Étagère Imaginaire, cette chronique aura une coloration particulière, mais pas seulement à cause du sujet traité dans cet album. Certes, les univers judiciaire, et carcéral plus particulièrement, nourrissent, par nature, des craintes, des fantasmes, et des préconceptions parmi lesquels il est parfois difficile de déterminer l’authenticité.
Cela est dû au fait que la prison est intrinsèquement liée au phénomène endogène de toute société, à savoir le crime. Le crime est vu à raison comme une déviance, un comportement qui s’inscrit en opposition avec la loi, cette norme supposément connue de tous qui régit les rapports entre les individus, ainsi que les rapports entre l’individu et les institutions. La prison elle-même est une institution, il est donc logique qu’elle soit régie par des lois qui encadrent de façon stricte son champ d’intervention et son pouvoir sur les individus qui y sont ostracisés.

Le terme d’ostracisme est à ce titre très révélateur, car il nous vient de l’Antiquité, et désigne le bannissement d’un individu hors de la Cité. Alors qu’aux débuts de la civilisation, les hommes punissaient leur déviant prochain en l’excluant du lieu de vie commun pour l’exposer aux dangers de la solitude et de la nature, aujourd’hui, ils le punissent en le gardant au cœur même de la Cité, dans un lieu bondé où il doit renoncer à un droit fondamental, celui d’aller et venir. Toutefois, si cette dichotomie est assez frappante pour être soulignée, elle ne constitue pas le fond de cet album, ni même de cette chronique.
Alors, Prison, de qui ça parle ? Cet album, labellisé « Témoignages-Documentaires » porte-t-il vraiment le sceau de l’authenticité ? C’est ce que nous allons voir…
Hassan, Guy, et Vic sont tous les trois détenus dans une prison anonyme, et partagent la même cellule. L’exiguïté ne facilite pas la cohabitation, mais dans l’ensemble, les choses se passent plutôt bien pour les trois codétenus. Enfin, aussi bien que possible compte tenu des circonstances: addictions, violences, maladie, sont autant de fléaux absurdes qui viennent s’ajouter à l’enfermement.
Jean, Patrick et Toufik sont aussi dans le même bateau, plongés dans un univers violent qui ne répond qu’à ses propres codes. Si on ajoute à ça les problématiques psychiatriques, on peut obtenir un cocktail explosif. Audrey et Fred, quant à eux, luttent pour préserver leur liaison, interdite par le règlement. Mais il y a aussi Antonio, dont c’est le premier séjour, Alex qui débute sa carrière de surveillant dans un uniforme trop grand pour lui, et des milliers d’autres anonymes, dont le quotidien nous est relaté par le trio d’auteurs.

Je ne vais pas y aller par quatre chemins, la déception que j’ai ressentie en fermant cet album était proportionnelle aux attentes que j’avais en le débutant. J’en attendait énormément, car, en douze ans de carrière dans l’administration pénitentiaire, j’ai souvent été confronté aux préconceptions et à la méconnaissance du public quant à ce domaine d’intervention si particulier.
Et après tout, c’est compréhensible: la prison est un univers opaque, ce qui est bien commode pour qui mène une existence normale: personne ne veut véritablement savoir de quels rouages sont faites les institutions judiciaires et carcérales, personne n’a réellement envie d’aller chercher la vérité au-delà de ses préconçus. Nous sommes tous persuadés, intimement, d’être de bonnes personnes, nous sommes convaincus que nous sommes intelligents, raisonnables, autonomes dans nos choix. Et si cela s’applique à nous, alors il doit en être de même pour tout le monde, pas vrai ? Si aujourd’hui, j’ai un travail, un logement, une famille, des amis, cela résulte nécessairement de mes choix et de ma valeur intrinsèque ! Par voie de conséquence, tous ceux qui engorgent les commissariats, puis les tribunaux, et enfin les prisons, ont fait leurs propres choix, de façon autonome, ils doivent mériter ce qui leur arrive !
Ne soyez pas choqués de penser ça, c’est un discours que je retrouve souvent lorsque j’évoque le sujet autour de moi. A l’autre bout du spectre de l’opinion publique, on trouve le raisonnement anticonformiste qui veut que la prison broie des innocents chaque jour, qu’entre ses murs s’épanouissent des tortionnaires qui ne font que perpétuer à coups de matraque la fameuse « école du crime« …. Tout cela n’a fait que me convaincre qu’avoir une vision réaliste du milieu judiciaire, cela demande des connaissances, des informations que tout un chacun n’a pas forcément l’occasion d’aller chercher.
J’attendais donc de cet album qu’il apporte un autre son de cloche, une vision neuve et plus proche de la réalité que ce que l’on entend dans les conversations de comptoir ou encore, et surtout, à la télévision. Et c’est avec grand regret que j’ai du dresser le constat, page après page, que les auteurs ont soit sciemment biaisé leur propos, ce qui ferait de leur album non pas un documentaire, mais une banale chronique-fiction dilettante, soit qu’ils se sont mal, mais alors très mal, documentés sur un sujet qu’ils ne maîtrisaient pas en pensant faire des « révélations choc » sur la prison.

Car, si le propos général visant à alerter les consciences sur les conditions totalement inappropriées de détention dans certains établissements vétustes est tout à fait adéquat, le reste, en revanche, ne peut pas, ne doit pas être validé. On trouve en effet toute une série d’approximations, qui peuvent passer inaperçues pour le tout-venant des lecteurs, mais qui font grincer les dents du professionnel.
Par exemple, dans Prison, un détenu qui purge une peine de perpétuité côtoie un autre détenu condamné à 10 mois. Cela va à l’encontre du principe des établissements pour peine (centres de détention, centres pénitentiaires, maisons centrales) et des maisons d’arrêt. On trouve aussi des approximations grossières sur le régime d’exécution des peines: l’un des personnages, justement celui qui purge 10 mois, reçoit une lettre de son avocat lui annonçant qu’il a bénéficié « d’une remise de peine de 3 mois pour bonne conduite« . Or, en réalité, le régime des remises de peine ne fonctionne pas ainsi. C’est le juge de l’application des peines qui décide d’octroyer ou non, des remises de peine, selon un ensemble de critères qu’il serait trop long de détailler ici. Sachez seulement qu’on distingue les crédits de réduction de peine (voués à disparaître), octroyés automatiquement dès l’écrou, et les remises de peines supplémentaires. Antonio, avec ses 10 mois, aurait immédiatement bénéficié de 70 jours (2 mois et 10 jours) de crédit de réduction de peine, ce qui aurait porté son reliquat à 7 mois et 20 jours. Sur ce reliquat, Antonio aurait pu prétendre à 49 jours (1 mois et 19 jours) de remise supplémentaires de peine. Et ce n’est pas un courrier de l’avocat qui notifie ce genre d’information, mais bien le greffe pénitentiaire. Cependant, ces éléments relèvent davantage de l’anecdote à côté de ce qui suit.
J’en viens maintenant au plus grand affront que fait cet album à tous les professionnels: à aucun moment, aucune case, aucun phylactère, n’est mentionné le Service Pénitentiaire d’Insertion et de Probation. Pourtant constitué de milliers de professionnels qui consacrent tous plus d’un tiers de leur vie à leurs fonctions, il est inexistant dans Prison, alors qu’ils interviennent dans chaque établissement pénitentiaire, et même en milieu ouvert. Créés en 1999, les SPIP ont un éventail de missions centrées autour de la prévention de la récidive. En milieu fermé, les SPIP agissent pour atténuer les effets désocialisant de l’incarcération, maintenir le lien avec l’extérieur, et, très important, préparer la sortie via des projets d’aménagement de peine, tels que décrits par la nouvelle Loi de Programmation de la Justice ainsi que par les Règles Pénitentiaires Européennes. Insertion et Probation, tout est dit dans l’intitulé. Les SPIP participent également à l’évaluation du risque criminologique, afin d’identifier les facteurs de risque et agir sur la réceptivité des personnes placées sous main de justice.
Mais ça, Fabrice Rinaudo semble l’ignorer complètement. Un détenu qui passerait plusieurs mois/années en détention serait nécessairement vu par le SPIP, et pas seulement par des surveillants pénitentiaires et des médecins. Cela relève soit de la mauvaise foi, soit de l’amateurisme le plus caractérisé. Je mets donc au défi l’auteur, de m’affirmer qu’il a bien mis les pieds dans un établissement et qu’il s’est correctement renseigné avant d’écrire son scénario.

Consacrons maintenant quelques lignes sur le fond de l’album, si ça ne vous fait rien. Vouloir dénoncer un système dépassé, des infrastructures vétustes, une Justice indifférente, est une intention louable pour un auteur engagé. Il faut parfois jeter un pavé dans la mare, en espérant que les remous assainiront les consciences et contribueront à faire évoluer les choses. Mais l’auteur se prend les pieds dans le tapis en surjouant un contexte empli de clichés, quelques situations ubuesques qui écornent le caché « réaliste » dont il veut s’affubler, sans oublier une vision quelque peu angélique, voire naïve, du phénomène criminel et de ses composantes.
On ne peut pas nier que la prison a le pouvoir de broyer des individus que rien ne déterminait au départ à intégrer ce milieu. Il faudrait être hypocrite ou de mauvaise foi pour ignorer le fait que beaucoup de détenus relèvent des soins psychiatriques plus que de la détention. La violence est aussi un phénomène intolérable face auquel l’administration se trouve souvent dépourvue. Mais la description qu’en fait Fabrice Rinaudo tient le plus souvent de l’ultracrépidarianisme que de la vision claire et objective de ce microcosme qu’est la prison. Si je tiens ces propos intransigeants, c’est avant tout parce que depuis plus d’une décennie maintenant, je consacre mon énergie au quotidien à lutter contre la récidive (je ne lis pas que de la BD ! 🙂 ), avec les moyens du bord, et pour une fois qu’un artiste s’intéressait à ces enjeux, il se rate et passe à côté d’un pan important, primordial, du sujet auquel il s’est attelé. Ce qui est d’autant plus rageant que le tout est né de l’initiative d’une avocate, Maître Lendom Rosanna, qui n’a même pas été fichue de vérifier que le propos de l’auteur était complet et frappé du sceau de l’authenticité.
On met deux Calvin, essentiellement pour saluer le magnifique travail graphique de Sylvain Dorange et d’Anne Royant.