Comic de Chip Zdarsky, Ramon Perez et Mike Spicer (coul.)
Delcourt (2022), 152 p., série en cours, 6/13 épisodes parus.
Merci aux éditions Delcourt pour leur confiance!
Lorsque Daniel West, jeune graphiste impétueux reçoit une convocation d’avocat pour toucher un héritage, il est loin de se douter qu’il va pénétrer dans une sorte de dimension parallèle: dans la ville de Stillwater plus personne ne peut mourir! Une bénédiction ou une malédiction, aux conséquences très concrètes pour ses habitants que le pouvoir local a décidé de couper du reste du pays…
Après une couverture de ce premier volume « collected » pas forcément engageante mais au design fort réussi et intriguant, Zdarsky et Perez nous plongent rapidement dans une atmosphère classique de la petite ville retirée aux mœurs étranges et aux lois très particulières. Lorsque la bascule vers le fantastique survient on réalise assez vite que l’objet de ce nouveau comic est bien celui de la fable politique sur une Amérique dont le poison trumpiste est bien loin d’avoir disparu et dont les fondements sociétaux plongent dans les racines mêmes du pays. Ainsi, sous couvert d’un récit fantastique que n’aurait pas renié le Maître du fantastique, c’est l’isolationnisme et l’approche très variable de la liberté individuelle qu’ont une bonne partie des américains qui est évoquée. Cette communauté a choisi il y a longtemps de se retirer du monde pour se dispenser des « expérimentations » que ne manqueraient pas de leur faire subir le gouvernement aux dires du juge local, devenu dirigeant de fait de la ville. Sans avoir besoin d’en rajouter, Zdarsky convoque dans la bouche de ce fanatique pourtant très crédible le toucher divin qui se serait porté sur les habitants de Stillwater, de même que le conspirationnisme visant un grand pouvoir gouvernemental qui rappelle les grandes heures des X-files.
Stillwater est un comic adulte, tant par la violence crue que par le propos fortement politique et radical. Avec les yeux du héros traumatisé d’être tombé dans ce monde de fou, on est témoin de cette idée de la race pure menacée de l’extérieur et confrontée, ironie de l’histoire, par un de ses membres renégat dont le comportement met en danger tout le fragile équilibre paranoïaque installé par le juge et ses chiens de guerre. Le nombre de thèmes abordés par ce premier tome est impressionnant et propose un tableau malheureusement très crédible de cette Amérique trumpiste à l’influence encore pesante sur la « première démocratie du monde ». Ainsi des milices et de la violence légitime, ainsi de la menace des gauchistes (qui nous renvoie directement aux accusation de « wokisme », pour ne pas dire « gauchisme » renvoyé par notre propre gouvernement…) que l’on est prêts à éliminer car ils dérangent le mythe du peuple élu uni.
Sur le plan graphique Ramon Perez propose des cases dynamiques aux visages très expressifs avec ses encrages très forts qui renvoient à l’école hispanique. La colorisation rehausse fort avantageusement des planches où une certaine économie apparaît pourtant dans la réutilisation de cases en copier-coller, certes intelligemment modifiées mais qui peuvent donner par moment une impression figée. Petit détail bien mineur pour ces six premiers chapitres tout à fait enthousiasmants, qui rappellent la capacité des auteurs américains à s’approprier les démons de leur pays pour proposer des paraboles très perspicaces. Et combien le genre fantastique reste majeur pour aborder les problématiques socio-politiques.