
Histoire complète de Roc Espinet, parue aux éditions Spaceman Project le 21/10/2022.

Hardcore Vaïana
Pour autant que l’on sache, l’Île de Loimata est la seule terre émergée sur laquelle la vie peut prospérer. C’est du moins ce que pensent Litha et son peuple, insulaires dont les ancêtres ont survécu à un grand cataclysme qui a rasé une partie de l’île. Aujourd’hui, alors que Loimata porte encore les stigmates de cette catastrophe, un îlot en son sein demeure nappé dans un brouillard méphitique nommé le Funeste, frappé du tabou par les anciens. Son évocation et son exploration sont proscrites, car il se dit qu’une arme ancienne, puissante et maléfique, la Corne de Nicro, s’y trouverait encore, attendant de provoquer un nouveau cataclysme.
Litha quant à elle, est une farouche guerrière, élevée à la dure par une mère intransigeante pour être la meilleure, la plus impitoyable. Les sentiments n’ont pas eu de place dans sa vie, qu’elle a consacrée au combat et à la violence, jusqu’à devenir la cheffe militaire de Loimata, malgré la mort de sa mère. Le quotidien spartiate de Litha est bouleversé lorsque Loimata se retrouve encerclée par une immense flotte de bateaux, qui forment un blocus menaçant comme personne n’en a jamais vu.

Alors que les habitants se demandent encore qui sont ces envahisseurs et ce qu’ils cherchent, le sang de Litha ne fait qu’un tour, la jeune guerrière s’empresse de s’embarquer pour le Funeste pour y retrouver la Corne de Nicro, avec un objectif double: soustraire l’arme taboue à la convoitise des envahisseurs, et s’en servir contre eux pour protéger l’île.
Malheureusement, personne n’est jamais revenu vivant du Funeste, Litha n’est donc en rien préparée à ce qui l’attend là-bas. D’autant plus qu’utiliser cette arme représente certes une opportunité de vaincre les nouveaux ennemis, mais aussi un risque de raser la dernière moitié de Loimata.
En fiction (et aussi souvent dans la vraie vie), les menaces exigent une réponse appropriée et proportionnelle. Mais il existe aussi des situations face auxquelles le danger est si grand, qu’aucune réponse proportionnée n’existe. Il faut donc alors se tourner vers des solutions extrêmes, radicales, qui peuvent se révéler plus destructrices encore que la menace que l’on souhaite combattre. Les exemples sont nombreux, parmi lesquels le recours au Destructeur d’Oxigène dans le premier Godzilla, ou encore le voyage dans le Temps pour Avengers Endgame.
Dans Harpoon, la Corne de Nicro est l’équivalent du Destructeur d’Oxigène, car il représente à la fois la salut potentiel de Loimata et sa destruction tout aussi probable. Cet item narratif a pour effet bénéfique de confronter les personnages à de choix thématiques qui poussent l’histoire en avant, ce qui est un atout car il faut bien avouer que l’exposition (soit les 20 premières pages environ) se prend un peu les pieds dans le tapis.

L’auteur opte pour une protagoniste plutôt sombre, voire antipathique, s’éloignant du cliché de la princesse Disney que l’on pouvait voir dans Vaïana, autre récit d’aventure basé sur les cultures insulaires du Pacifique. Ce n’est qu’en se confrontant au Funeste que Litha apprendra la leçon dont elle a besoin pour retrouver un équilibre dans sa vie, faisant d’elle une héroïne à la face sombre mais au parcours intéressant. Le reste du casting n’est pas délaissé pour autant, chaque membre du groupe formé par Litha ayant un parcours défini, des sentiments et des aspirations propres, ce qui leur évite une fonction accessoire et permet de tisser un réseau de personnages dont les intéractions seront un des moteurs du récit.
L’autre moteur du récit est la redécouverte des secrets oubliés de l’île, les héros avançant littéralement dans le brouillard pour décoder les origines du tabou qui frappe leur histoire. Trahisons, rancoeurs, nous sommes donc ici face à une histoire plus sombre qu’il n’y paraîtrait à première vue. Graphiquement parlant, Roc Espinet parvient à donner corps à ses personnages ainsi qu’aux créatures du Funeste, mais on reste peut-être sur sa faim s’agissant des décors de l’île, finalement assez dépouillés (ce qui s’entend néanmoins si l’on considère le cataclysme). La palette graphique reste quant à elle sobre, ce qui colle à l’ambiance du récit mais pas nécessairement au décorum des îles du Pacifique.
Harpoon est un album plus profond et plus sombre que sa couverture ne laisse présager, un album certes couteux (30€ tout de même!) mais qui en vaudra le détour.