Rue de l’échiquier (2022), 232 p, série achevée en 6 volumes.
Merci aux éditions Rue de l’échiquier pour leur confiance.
Après le billet sur le nouveau Château des Animaux, on continue la thématique Lutte sociale avec la conclusion de la magistrale série coréenne qui aborde de l’intérieur le combat syndical et les équilibres complexes que nécessite cette alliance de radicalité, de collectif et de rigueur.
Dans le billet précédent on voyait la construction ex-nihilo d’un syndicat de la grande distribution en Corée du sud au sein d’un contexte évoqué d’une ancienne dictature dont les ressorts de soumission surgissent encore aujourd’hui. Alors que les deux derniers tomes vont se concentrer sur la grève très dure que vont lancer les syndiqués, la très grande force du scénario de Choi Kuy-sok est de refuser systématiquement tout manichéisme en cherchant pour chaque personnage et situation à comprendre les motivations dans ce conflit, avec une évidence de toujours: malgré tous les abus un conflit se mène à deux. Avec par moment des sauts de séquence un peu perturbants, l’auteur montre à la fois l’aspect impitoyable des dirigeants des Fourmis et le rôle politique de la Justice du Travail qui dissuade les syndicalistes de se lancer dans un conflit large. Les conséquences sont lourdes puisque outre la suspension de salaire, les grévistes voient la justice saisir leurs logements lorsque l’entreprise porte plainte. La pression est terrible. Dans le même temps on nous montre les dérapages des cadres dirigeants du syndicat comme l’attitude haineuse de certains grévistes envers des cadres qui ne font que leur travail. L’affaire est complexe et se concentre in fine sur des principes moraux et un respect de la loi, ce qui déclenche au départ la lutte.
Ce qui marque également sur ces volumes plus réflexifs c’est l’histoire coréenne, très largement oubliée dans l’image d’un pays moderne tourné vers l’avenir: pendant la plus grande partie de la Guerre froide la Corée du Sud, profitant de l’appui inconditionnel des Etats-Unis comme dernier front chaud, est restée une dictature militaire, usant de répression violente contre toute contestation politique ou sociale. On oublie combien tant de pays restent encore aujourd’hui peuplés de gens ayant vécu, soit eux-mêmes soit leurs proches, les affres de la dictature: Grèce, Espagne, Portugal, Brésil, Chili… et donc Corée du Sud. Ce contexte est essentiel pour comprendre, au-delà des difficultés de tout corps social à se mobiliser collectivement, le tour de force qu’est ce conflit du travail. Les conséquences psychologiques et la maladie de Gu issus des séances de tortures qu’il a subi impactent sa détermination, de même que la carrière militaire du cadre Su-in jouent squr ses doutes quand à son rôle de chef et sa responsabilité dans les difficultés matérielles subies par les grévistes.
La finesse de traitement des personnages est remarquable, du cadre servile au procureur en passant par les salariés qui ont tous leurs faiblesses, rages, individualisme. La série aborde la problématique des intérêts divergeant entre les branches du syndicat: quand doit-on renoncer et accepter une offre de la direction? Quel équilibre entre justice et victoire raisonnable? Autant de questions qui parlent à tout travailleur tant l’universalité des abus du Capitalisme est pérenne. Et si la narration de ces deux albums de clôture paraît plus heurtée, ils ne manquent pas de rebondissements, de dialogues très fins, jusqu’à une conclusion pas évidente à trouver et qui paraît à la fois logique et intéressante. Lorsque une série BD est aussi appliquée jusqu’à son terme on peut parler de coup de cœur.
Histoire complète en 80 pages, écrite par Fabrice Rinaudo, dessinée par Sylvain Dorange et Anne Royant. Parution chez La Boite à Bulles le 05/10/2022.
Avis aux lecteurs de l’Étagère: cet article ne sera pas une simple critique d’album, mais abordera un champ plus large, car votre serviteur n’est pas tout à fait neutre vis à vis du sujet, il est même carrément concerné ! Explications plus bas, si vous le voulez bien.
Taule Story
Vous vous devez d’être prévenus, chers lecteurs assidus de l’Étagère Imaginaire, cette chronique aura une coloration particulière, mais pas seulement à cause du sujet traité dans cet album. Certes, les univers judiciaire, et carcéral plus particulièrement, nourrissent, par nature, des craintes, des fantasmes, et des préconceptions parmi lesquels il est parfois difficile de déterminer l’authenticité.
Cela est dû au fait que la prison est intrinsèquement liée au phénomène endogène de toute société, à savoir le crime. Le crime est vu à raison comme une déviance, un comportement qui s’inscrit en opposition avec la loi, cette norme supposément connue de tous qui régit les rapports entre les individus, ainsi que les rapports entre l’individu et les institutions. La prison elle-même est une institution, il est donc logique qu’elle soit régie par des lois qui encadrent de façon stricte son champ d’intervention et son pouvoir sur les individus qui y sont ostracisés.
Le terme d’ostracisme est à ce titre très révélateur, car il nous vient de l’Antiquité, et désigne le bannissement d’un individu hors de la Cité. Alors qu’aux débuts de la civilisation, les hommes punissaient leur déviant prochain en l’excluant du lieu de vie commun pour l’exposer aux dangers de la solitude et de la nature, aujourd’hui, ils le punissent en le gardant au cœur même de la Cité, dans un lieu bondé où il doit renoncer à un droit fondamental, celui d’aller et venir. Toutefois, si cette dichotomie est assez frappante pour être soulignée, elle ne constitue pas le fond de cet album, ni même de cette chronique.
Alors, Prison, de qui ça parle ? Cet album, labellisé « Témoignages-Documentaires » porte-t-il vraiment le sceau de l’authenticité ? C’est ce que nous allons voir…
Hassan, Guy, et Vic sont tous les trois détenus dans une prison anonyme, et partagent la même cellule. L’exiguïté ne facilite pas la cohabitation, mais dans l’ensemble, les choses se passent plutôt bien pour les trois codétenus. Enfin, aussi bien que possible compte tenu des circonstances: addictions, violences, maladie, sont autant de fléaux absurdes qui viennent s’ajouter à l’enfermement.
Jean, Patrick et Toufik sont aussi dans le même bateau, plongés dans un univers violent qui ne répond qu’à ses propres codes. Si on ajoute à ça les problématiques psychiatriques, on peut obtenir un cocktail explosif. Audrey et Fred, quant à eux, luttent pour préserver leur liaison, interdite par le règlement. Mais il y a aussi Antonio, dont c’est le premier séjour, Alex qui débute sa carrière de surveillant dans un uniforme trop grand pour lui, et des milliers d’autres anonymes, dont le quotidien nous est relaté par le trio d’auteurs.
Je ne vais pas y aller par quatre chemins, la déception que j’ai ressentie en fermant cet album était proportionnelle aux attentes que j’avais en le débutant. J’en attendait énormément, car, en douze ans de carrière dans l’administration pénitentiaire, j’ai souvent été confronté aux préconceptions et à la méconnaissance du public quant à ce domaine d’intervention si particulier.
Et après tout, c’est compréhensible: la prison est un univers opaque, ce qui est bien commode pour qui mène une existence normale: personne ne veut véritablement savoir de quels rouages sont faites les institutions judiciaires et carcérales, personne n’a réellement envie d’aller chercher la vérité au-delà de ses préconçus. Nous sommes tous persuadés, intimement, d’être de bonnes personnes, nous sommes convaincus que nous sommes intelligents, raisonnables, autonomes dans nos choix. Et si cela s’applique à nous, alors il doit en être de même pour tout le monde, pas vrai ? Si aujourd’hui, j’ai un travail, un logement, une famille, des amis, cela résulte nécessairement de mes choix et de ma valeur intrinsèque ! Par voie de conséquence, tous ceux qui engorgent les commissariats, puis les tribunaux, et enfin les prisons, ont fait leurs propres choix, de façon autonome, ils doivent mériter ce qui leur arrive !
Ne soyez pas choqués de penser ça, c’est un discours que je retrouve souvent lorsque j’évoque le sujet autour de moi. A l’autre bout du spectre de l’opinion publique, on trouve le raisonnement anticonformiste qui veut que la prison broie des innocents chaque jour, qu’entre ses murs s’épanouissent des tortionnaires qui ne font que perpétuer à coups de matraque la fameuse « école du crime« …. Tout cela n’a fait que me convaincre qu’avoir une vision réaliste du milieu judiciaire, cela demande des connaissances, des informations que tout un chacun n’a pas forcément l’occasion d’aller chercher.
J’attendais donc de cet album qu’il apporte un autre son de cloche, une vision neuve et plus proche de la réalité que ce que l’on entend dans les conversations de comptoir ou encore, et surtout, à la télévision. Et c’est avec grand regret que j’ai du dresser le constat, page après page, que les auteurs ont soit sciemment biaisé leur propos, ce qui ferait de leur album non pas un documentaire, mais une banale chronique-fiction dilettante, soit qu’ils se sont mal, mais alors très mal, documentés sur un sujet qu’ils ne maîtrisaient pas en pensant faire des « révélations choc » sur la prison.
Car, si le propos général visant à alerter les consciences sur les conditions totalement inappropriées de détention dans certains établissements vétustes est tout à fait adéquat, le reste, en revanche, ne peut pas, ne doit pas être validé. On trouve en effet toute une série d’approximations, qui peuvent passer inaperçues pour le tout-venant des lecteurs, mais qui font grincer les dents du professionnel.
Par exemple, dans Prison, un détenu qui purge une peine de perpétuité côtoie un autre détenu condamné à 10 mois. Cela va à l’encontre du principe des établissements pour peine (centres de détention, centres pénitentiaires, maisons centrales) et des maisons d’arrêt. On trouve aussi des approximations grossières sur le régime d’exécution des peines: l’un des personnages, justement celui qui purge 10 mois, reçoit une lettre de son avocat lui annonçant qu’il a bénéficié « d’une remise de peine de 3 mois pour bonne conduite« . Or, en réalité, le régime des remises de peine ne fonctionne pas ainsi. C’est le juge de l’application des peines qui décide d’octroyer ou non, des remises de peine, selon un ensemble de critères qu’il serait trop long de détailler ici. Sachez seulement qu’on distingue les crédits de réduction de peine (voués à disparaître), octroyés automatiquement dès l’écrou, et les remises de peines supplémentaires. Antonio, avec ses 10 mois, aurait immédiatement bénéficié de 70 jours (2 mois et 10 jours) de crédit de réduction de peine, ce qui aurait porté son reliquat à 7 mois et 20 jours. Sur ce reliquat, Antonio aurait pu prétendre à 49 jours (1 mois et 19 jours) de remise supplémentaires de peine. Et ce n’est pas un courrier de l’avocat qui notifie ce genre d’information, mais bien le greffe pénitentiaire. Cependant, ces éléments relèvent davantage de l’anecdote à côté de ce qui suit.
J’en viens maintenant au plus grand affront que fait cet album à tous les professionnels: à aucun moment, aucune case, aucun phylactère, n’est mentionné le Service Pénitentiaire d’Insertion et de Probation. Pourtant constitué de milliers de professionnels qui consacrent tous plus d’un tiers de leur vie à leurs fonctions, il est inexistant dans Prison, alors qu’ils interviennent dans chaque établissement pénitentiaire, et même en milieu ouvert. Créés en 1999, les SPIP ont un éventail de missions centrées autour de la prévention de la récidive. En milieu fermé, les SPIP agissent pour atténuer les effets désocialisant de l’incarcération, maintenir le lien avec l’extérieur, et, très important, préparer la sortie via des projets d’aménagement de peine, tels que décrits par la nouvelle Loi de Programmation de la Justice ainsi que par les Règles Pénitentiaires Européennes. Insertion et Probation, tout est dit dans l’intitulé. Les SPIP participent également à l’évaluation du risque criminologique, afin d’identifier les facteurs de risque et agir sur la réceptivité des personnes placées sous main de justice.
Mais ça, Fabrice Rinaudo semble l’ignorer complètement. Un détenu qui passerait plusieurs mois/années en détention serait nécessairement vu par le SPIP, et pas seulement par des surveillants pénitentiaires et des médecins. Cela relève soit de la mauvaise foi, soit de l’amateurisme le plus caractérisé. Je mets donc au défi l’auteur, de m’affirmer qu’il a bien mis les pieds dans un établissement et qu’il s’est correctement renseigné avant d’écrire son scénario.
Consacrons maintenant quelques lignes sur le fond de l’album, si ça ne vous fait rien. Vouloir dénoncer un système dépassé, des infrastructures vétustes, une Justice indifférente, est une intention louable pour un auteur engagé. Il faut parfois jeter un pavé dans la mare, en espérant que les remous assainiront les consciences et contribueront à faire évoluer les choses. Mais l’auteur se prend les pieds dans le tapis en surjouant un contexte empli de clichés, quelques situations ubuesques qui écornent le caché « réaliste » dont il veut s’affubler, sans oublier une vision quelque peu angélique, voire naïve, du phénomène criminel et de ses composantes.
On ne peut pas nier que la prison a le pouvoir de broyer des individus que rien ne déterminait au départ à intégrer ce milieu. Il faudrait être hypocrite ou de mauvaise foi pour ignorer le fait que beaucoup de détenus relèvent des soins psychiatriques plus que de la détention. La violence est aussi un phénomène intolérable face auquel l’administration se trouve souvent dépourvue. Mais la description qu’en fait Fabrice Rinaudo tient le plus souvent de l’ultracrépidarianisme que de la vision claire et objective de ce microcosme qu’est la prison. Si je tiens ces propos intransigeants, c’est avant tout parce que depuis plus d’une décennie maintenant, je consacre mon énergie au quotidien à lutter contre la récidive (je ne lis pas que de la BD ! 🙂 ), avec les moyens du bord, et pour une fois qu’un artiste s’intéressait à ces enjeux, il se rate et passe à côté d’un pan important, primordial, du sujet auquel il s’est attelé. Ce qui est d’autant plus rageant que le tout est né de l’initiative d’une avocate, Maître Lendom Rosanna, qui n’a même pas été fichue de vérifier que le propos de l’auteur était complet et frappé du sceau de l’authenticité.
On met deux Calvin, essentiellement pour saluer le magnifique travail graphique de Sylvain Dorange et d’AnneRoyant.
Cet album est l’adaptation de l’ouvrage de Mathieu Aron paru en 2019 intitulé Le piège américain : l’otage de la plus grande entreprise de déstabilisation économique raconte.
Merci aux éditions Delcourt pour leur fidélité.
En 2014 éclate l’affaire Alsthom, qui va éclabousser l’industrie française avec des remous politiques jusqu’au sommet de l’Etat. Alors qu’il vient d’obtenir la création d’une cellule d’investigation sur des dossiers longs, le journaliste de France Inter Matthieu Aron tombe par hasard sur le début d’une pelote qui va lui faire découvrir une histoire digne des meilleurs thrillers, mêlant marchés publics faussés, diplomatie économique des Etats-Unis et mœurs sanglantes du capitalisme…
Pourtant fidèle lecteur des enquêtes de Mediapart, de l’affaire Alsthom je n’avais suivi que le traitement superficiel par la presse et les interrogation sur cette vente bien étrange en 2014 d’un fleuron de l’industrie française au concurrent américain, sous le quinquennat de François Hollande et alors qu’Arnaud Montebourg venait d’entrer au ministère de l’Economie, Emmanuel Macron étant conseiller du président. C’est toute l’importance de cet album qui aborde frontalement un scandale diplomatico-politico-judiciaire qui interroge sur le rôle joué par l’actuel chef de l’Etat dans les tractations dignes d’un roman d’espionnage.
Matthieu Aron est alors journaliste à France-Inter et vient d’obtenir de haute lutte la création d’une cellule d’investigation dans la foulée de l’explosion des affaires révélées par Mediapartet juste après l’affaire Cahuzac. A la recherche de sa première grosse affaire qui lui permettrait de sécuriser ce fragile organe d’enquête il tombe par le jeu des connaissances sur le bout du fil d’une pelote dont il n’imagine pas un instant la longueur et la profondeur. Sous la forme d’un récit principalement axé autour du calvaire judiciaire d’un haut cadre d’Alsthom (co-auteur de l’album…) aux Etats-Unis, c’est un monde des marchés publics internationaux remportés par les multinationales à coups de corruption qui nous est révélé. Si la pratique est connue dans le milieu de l’armement, du Pétrole et des matières premières, notamment en Afrique, on apprend que ce système est généralisé dans bien d’autres domaines dont ceux occupés par Alsthom. Dans ce jeu de dupes, le perdant du marché (qui nous rappelle la très récente brouille franco-américaine autour des sous-marins australiens) attaque judiciairement le gagnant. Incroyables mauvais-perdants, appuyés sur une législation totalement orientée pour permettre à Washington de poursuivre ses concurrents commerciaux sur le terrain de la vertu (et de la corruption), les Etats-Unis arrêtent de hauts cadres de l’entreprise française afin de faire pression sur l’Etat français et la direction d’Alsthom dans l’otique d’une vente forcée. un véritable racket où la morale toute mercantile et sans foi ni loi des américains utilise avocats de la défense, procureurs et jusqu’aux juges dans le seul intérêt commercial du pays. Inoui!
Dans ce récit aux airs de Midnight express on sent toute de même une once de mauvaise foi en évitant soigneusement d’aborder le rôle réel de Frederic Pierrucci (devenu amis avec le journaliste) dans la corruption effective par Alsthom et n’enrichissement important de ces cadres de l’Industrie qui ne semblent pas avoir beaucoup d’Etats d’âme dans le quotidien de leur activité avant d’être personnellement inquiétés. Cela n’enlève rien à l’attitude machiavélique du PDG qui selon le livre a littéralement vendu l’entreprise aux américains pour sauver sa tête et se protéger d’un risque judiciaire réel. Le plus passionnant se situe lorsque Matthieu Aron obtient un entretien avec l’ex-ministre de l’Economie, chantre du nationalisme industriel et qui se présente comme un chevalier blanc joutant avec le PDG d’Alsthom jusqu’à le convier avec force gendarmes à la descente de l’avion pur exiger des explication à son projet. Et lorsque la messe est dite dans le bureau du Président où le conseiller Macon semble jouer un rôle de premier plan dans l’affaire. Le journaliste n’en dira pas plus mais on ne peut s’empêcher de s’interroger sur la continuation de ces pratiques chez le futur Président et les incidences peut-être encore présentes aujourd’hui dans la diplomatie économique de la France.
Passionnant de bout en bout, autant récit d’une injustice carcérale, judiciaire, humaine qu’un pavé dans la marre des dessous des ministères et des entreprises du Cac 40, le Piège américain est à lire absolument!
One-shot de 100 pages, adapté du livre éponyme de Didier Fassin, qui est ici assisté par Frédéric Debomy au scénario, et Jake Raynal au dessin. Parution le 2/10/20 aux éditions Seuil-Delcourt.
Merci aux éditions Delcourt pour leur confiance.
Monopole de la violence légitime
Il est fascinant (voire parfois fascisant) de réaliser que le crime est en soi un phénomène endogène à toute société. En effet, c’est du concept même de société et de civilisation, propre à l’Homme, que découle celui de Loi, et donc, par voie direct de conséquence, celui de crime.
En effet, le crime n’existe pas dans l’état de Nature, et l’on ne saurait reprocher au lion d’avoir étripé une gazelle. C’est donc tout le paradoxe que l’Homme s’impose à lui-même et qui détermine son comportement avec les autres.
Dans un monde toujours plus complexe, parcouru de nos jungle civilisées, une question devient récurrente: qui est la gazelle, qui est le lion ? Dans un système rejetant et condamnant la violence des individus, qui peut se prévaloir d’une violence légitime ?
Suis-je le gardien de la Paix ?
La sociologie nous apporte des pistes de réflexions intéressantes. L’Etat, cette entité intangible et supérieure à la somme de ses parties, a bel et bien le monopole de la violence légitime sur son territoire. Il est paradoxal de penser que pour maintenir la paix dans une société, il faille parfois recourir à la violence. De ce point de vue, il semblerait que ce soit la raison d’être d’institutions étatiques telles que l’armée ou la police. Violenter pour protéger, protéger en violentant, voilà un sacerdoce oxymorique qui pourrait expliquer les heurts récents et la défiance actuelle envers elles.
Didier Fassin a accompagné une Brigade Anticriminalité (BAC) durant deux ans afin de mieux en appréhender le fonctionnement, les enjeux et les difficultés. En effet, beaucoup de problématiques liées aux forces de l’ordre se cristallisent autour de ces BAC, connues pour leur virulence et pour les frictions avec les habitants de certaines zones urbaines.
Ce que le professeur a découvert s’éloigne radicalement de l’imagerie véhiculée tant par la fiction que par les médias, et tend à dépeindre un quotidien morne, un ordre social maintenu par des agents partagés entre la désillusion et la pression institutionnelle.
Face à ces découvertes édifiantes, les a priori d’un lecteur peu familier du domaine judiciaire/pénal en seront certainement ébranlés. Loin du manichéisme généralement de rigueur sur les chaines de la TNT, les auteurs font la retranscription d’un système conçu pour reproduire les inégalités, favorisant ainsi la perpétuation d’un cycle sans fin de violence.
Servi favorablement par la transition graphique, l’ouvrage choc de Didier Fassin est à diffuser largement. Plus vous pensez savoir ce qu’il se passe entre les jeunes de cité et les policiers, dans la rue et au commissariat, plus il est urgent pour vous de lire cette BD/ce livre.
Aï, si vous me suivez depuis longtemps sur ce blog vous savez combien je suis attaché à la bonne finition et cohérence dans la fabrication de l’objet livre… et là mauvais point, la tranche de ce second tome dénote du premier en introduisant un « tome 2 » qui décale totalement cette tranche, brisant l’harmonie de la série sur votre étagère. J’imagine que ce changement aura été rectifié sur les réimpressions (que j’imagine rapides) du premier volume, mais pour les heureux découvreurs précoces de la série ca fait bien moche… Hormis cela maquette superbe comme pour le premier volume qui nous permet de profiter des superbes couvertures des issues originales et un cahier graphique de huit pages montrant des planches crayonnées et encrées ainsi que les photos de modèles utilisées par l’illustratrice pour s’aider. Identique au premier opus donc et belle édition accompagnée d’une très intéressante préface et d’une post-face du scénariste.
Seff le loup géant s’est échappé après l’attaque des femmes. Désormais Rouge parcourt le pays avec Grand-mère pour retrouver d’autres victimes. Alors que deux clans aux visions de la Rédemption opposées se font face, la fratrie des trois Loups légendaires se met en chasse pour en finir définitivement avec Gaïa et ses descendantes…
Le comic Indé regorge décidément de surprises et Coyotesen est une. Excellente. Majeure! Sans crier gare, avec cette variation sur le thème du Chaperon rouge les deux « jeunes » auteurs Sean Lewis et Caitlin Yarski (dont le prochain ouvrage est déjà annoncé chez Hicomics) parviennent à proposer en seulement deux tomes une synthèse de ce que le fantastique et le Mythe peuvent apporter de plus puissant: une réflexion profonde et graphique sur la féminité, sur la violence, sur le pardon… avec une dimension philosophique indéniable. Attention, Coyotesn’est aucunement une série intello ennuyeuse voir ésotérique mais parvient à allier l’action, les visions graphiques très artistiques de Yarskiet une profondeur qui donne sens et corps au projet.
En gardant la simplicité de l’intrigue du premier tome Sean Lewis monte encore d’un niveau en intégrant totalement son histoire dans le combat éternel et mythologique entre la masculinité et la féminité, deux approches du monde symbolisés par Gaïa et les loups que Lewisrattache par leurs noms aux grandes cosmogonies (Fenrir, le vainqueur d’Odin lors du Ragnarök) et aux éléments fondamentaux (le feu, la glace, la violence,…). Alors que la Grand-mère raconte dès les premières pages l’origine de ce conflit à Rouge, l’autre clan de femmes (dont la cheffe Olive semble bien connaître la Duchesse) a une toute autre approche du combat contre les coyotes: le pardon par la reconnaissance des fautes commises. On sent là une vision toute américaine de la paix intérieure par le pardon des autres qui pourra laisser un lecteur européen dubitatif, mais également une opposition morale entre la vengeance et le pardon. Dilemme qui taraudera Rouge jusqu’au bout.
Depuis le début de la série la subtilité du discours politique de ce scénario m’a percuté. En donnant une peau noire à son chaperon, en introduisant des gardiennes vieilles, vulgaires, fumant le cigare, en plaçant un soupçon d’homosexualité discret au sein de cette communauté de femmes libérées, en montrant les hommes violents mais aussi aimant, soumis à une pulsion sociale ou manipulés, les auteurs nous proposent une approche hautement intelligente, non intellectuelle. Le projet aurait facilement pu basculer dans un schéma manichéen. Ce n’est pas le cas. Je constate souvent une approche, une sensibilité différente dans les scénarios d’autrices. Ici Sean Lewis fait preuve de la même sensibilité, différente de ce que la grande majorité des ouvrages d’un secteur très masculin proposent.
La partie graphique est ce qui saute immédiatement aux yeux. En alchimie avec le texte, Caitlin Yarski fait preuve d’une impressionnante maturité pour sa première BD. Son art est unique, parfaitement original. Dotée d’une technique sans faille mais invisible, elle jour sur les lumières, les cadrages, le découpage (génial!) pour proposer une odyssée qui le ressemble à aucune autre, en cohérence totale. Ses visages sont d’une beauté divine, ses séquences à la fois d’un style simple et d’une parfaite lisibilité, ses personnages d’une expressivité folle, que ce soit la violence brute qui émane des gueules éructantes des loups ou la peur des hommes face à leurs actes. Dans une ambiance majoritairement nocturne travaillant sur des décors naturels, ce second tome est encore plus réussi que le premier, avec une colorisation chaude permettant la mise en valent des combats et de ces loups infernaux.
Le duo marque un très grand coup pour son arrivée dans le comic indé et je vais regarder de très près leurs prochains projets. La multitude de publication nous laisse parfois content mais un peu blasé à défiler les pages. Parfois une proposition nous est faite qui nous laisse pensif, heureux, conscient d’avoir découvert de vrais talents complets et un ouvrage important dans le monde de la BD.
Delcourt (2011-2016), 61 p., série finie en 3 tomes.
Le travail éditorial n’a rien de particulier (on est chez Delcourt). Les albums sont en grand format, très aéré, les couvertures de Luigi Critone sont très belles et homogènes (j’aime bien quand les couvertures d’une séries suivent une ligne). Les chapitres au sein de chaque album reprennent quelques vers des poèmes de Villon.
François Villon naît le jour du bûcher de Jeanne d’Arc, à Paris, d’une pauvre mère qui ne survivra pas longtemps à une Justice expéditive pour les gueux. Pris sous l’aile d’un clerc qui lui procurera formation universitaire et situation, Villon, jeune étudiant rebelle écrira des poèmes relatant sa vie et celle de ses congénères et qui entreront dans la postérité.
Lorsque Jean Teulé publia son ouvrage sur l’illustre écrivain médiéval puis Critone son adaptation en BD j’ai eu l’œil attiré par ces superbes couvertures et par le fait que j’ai étudié Villon pendant mes études. L’idée d’une illustration de sa vie dissolue en BD m’a tenté et j’ai heureusement trouvé la trilogie en bibliothèque. Et je dois dire que c’est une très belle adaptation que propose un dessinateur que je ne connaissais pas et dont le trait et les couleurs marquent la rétine et donnent envie de voir ce qu’il proposera ensuite. Alternant les dessins classiques mais très fins et lavis, il maîtrise parfaitement différentes techniques et propose de vastes pages très lisibles et belles à regarder. Ses arrière-plans sont soit en peinture directe soit en encrages très détaillés et donnent une vie à ce Paris médiéval que l’on ne se lasse pas de redécouvrir. Malgré un trait plus classique et moins sombre que celui de Ronan Toulhoat, j’ai trouvé pas mal de ressemblance avec la série le Roy des ribauds, dans la peinture de la vie des bas-fonds, la justice expéditive aux mains des puissants et la façon qu’ont les pauvres de jouer du système de classes pour parvenir à leurs fins. C’est une existence dure et violente où la vie n’a que peu de valeur, qui nous est contée.
Ce premier volume est très enthousiasmant. Pour une adaptation littéraro-historique (pas franchement grand public en général), le travail de Luigi Critone remplit parfaitement la double tâche de proposer un ouvrage accessible, attrayant et beau. Le cadre du Moyen âge et de ses petites gens a déjà maintes fois été adapté. Pour ma part la version de Notre-Dame de Paris de Recht (qui sort en fin d’année un Conan qui s’annonce énorme) et le Roy des Ribauds donc m’ont beaucoup plu. On a ici en plus l’idée (fausse mais tenace) que la vie de Villon est plus historique que des ouvrages de pure fiction. On s’attache très vite à ce pauvre gamin jeté très tôt dans le malheur de la vie médiévale d’où son choix de se vouer corps et âmes à ses passions et de croquer ce que la vie peut lui apporter. Ce tome nous relate donc l’apprentissage, de l’amour, de l’espièglerie, du courage et enfin cette tentation d’entrer dans une confrérie criminelle dirigée par un personnage que Toulhoat reprendra visiblement dans sa trilogie.
Ce qui ressort (outre les dessins superbes donc) c’est la violence de cette société marquée par une justice qui décide très vite d’une main coupée ou d’un ensevelissement vif! Cette chronique de la vie d’en bas m’a fait penser par une certaine compassion dénonciatrice au Manga Innocent de Shin’ichi Sakamoto, qui dépeint crûment ces tortures et exécutions baroques et atroces que l’on a du mal à imaginer comme habituelles. Un très bel ouvrage qui nous fait voyager dans le temps et donne envie d’en savoir plus sur l’un des auteurs majeurs de la littérature française.