
Comic de Jonathan Hickman et Mike Huddleston
Urban (2021) – Image (2020), 184 p., 1/2 volumes parus.
Decorum fait partie des premiers albums à être lancés dans une nouvelle collection au format BD destinée à briser les lignes entre public Comics et public Franco-belge (démarche que je ne peux que saluer!). Il s’agit donc d’un format plus grand, habillé d’un vernis sélectif en couverture et d’une tranche dont le 1/2 titre doit se rejoindre avec le tome deux. Toujours sympa ce type de design dans la bibliothèque! Si l’ouvrage ne comprend pas à proprement parler de cahier bonus, le projet lui-même entrecroise planches de BD, pages de design pure, diagrammes, plans et textes d’accompagnement. Le design général, partie intégrante du projet, est très classe et rejoint les récents projets de Hickman qui semble féru de ce genre de compositions.

Jonathan Hickman est un scénariste pointu qui propose des concepts aussi brillants que difficilement accessibles. De Secret Wars à HoX/PoX (chronique demain) en passant par son chef d’œuvre Black Monday Murders, on peut dire que l’américain aime plonger son lecteur dans un océan de sidération qu’il aide très homéopathiquement à surmonter! Le point commun de ces créations c’est l’absence de linéarité ou plutôt l’explosion de tout cadre permettant de se poser des balises de compréhensions, que ce soit temporelles ou dans les concepts historiques ou scientifiques. Attention, je ne suis pas en train de dire que Hickman est inintelligible, simplement qu’il assume un certain élitisme intellectuel qui pourra soit fermer violemment la porte à certains lecteurs, soit fasciner les plus tenaces et amoureux de la sophistication.
Decorum arrive à point nommé dans cette biblio en proposant au dessinateur virtuose Mike Huddleston un open-bar graphique avec pour mission de transposer sur papier un univers futuriste extrêmement lointain où les concepts d’humain, de dieu et de réalité n’ont plus de raison d’être. Dans sa promotion de ce diptyque tout récent (la publication s’est achevée au printemps 2020 aux Etats-Unis) l’éditeur annonce une référence à l’Incal. Autant la série de Jodo et Moebius a toujours été totalement hermétique pour moi, autant j’ai réussi à me laisser porter par la féerie visuelle très évocatrice de Decorum. Après une entrée en matière plutôt didactique et intelligible, on alterne entre des séquences suivant une jeune coursière chargée d’un transport hautement délicat qui va se retrouver à faire équipe avec la plus redoutable tueuse de la galaxie… et un conflit galactique, cosmogonique entre l’Eglise de la singularité, sorte d’IA ayant atteint un statut divin, et les mères célestes, groupe très obscure et pourchassé à travers le temps et l’espace… Sur ces séquences aux planches aussi belles que difficiles à comprendre, toute la narration devient graphique via une alternance de techniques aussi variées que poétiques. On pense dans ces moments à l’œuvre de Druillet et son successeur qui parvenait l’an dernier à allier maestria hyper-graphique et space-opéra grandiose mais intelligible. Sur le plan graphique Decorum ressemble ainsi à un concept-album voir à un art-book tant le support du récit est essentiellement visuel ou juxtaposé, faisant parfois s’interroger sur la qualité de « récit séquentiel » de l’objet…
L’album bascule de façon assez équilibrée entre l’histoire des deux filles suivant une trame classique dans la SF, les nombreux documents iconographiques et textuels que Hickman insère sur le même modèle que ses précédentes séries (et qui vont soit achever de vous paumer soit vous aider à vous accrocher) et la poursuite inter-dimensionnelle des deux organisations occultes. A la conclusion de cette première partie, si la première ligne progresse raisonnablement, le background et la problématique galactique reste très brumeux. Encore une fois on n’est pas perdu pour autant, les séquences « humaines » proposant une technique graphique fort agréable, très lisibles et agrémentées de scènes d’action tout ce qu’il y a de plus savoureuses. Si l’on ne prenait que cette tranche on pourrait la résumer à une affaire maffieuse à la Tarantino avec une jeune fille balancée au mauvais endroit au mauvais moment. Que va faire la tueuse de cette créature bien gênante?
A cheval entre le récit mystique jodorowskyen et la chevauchée badass de deux space-girls, le premier volume de Decorum nous laisse dans l’expectative d’un liant qui permettra de donner du sens à tout ceci. Ébahi par une beauté graphique certaine, on attend de voir si l’expérimenté Jonathan Hickman s’est oublié dans les délires de son comparse ou s’il compte au dernier moment nous confier les clés d’un univers fascinant…



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