BD de Benoît Collombat et Damien Cuvillier
Futuropolis (2021), 269p., noir et blanc, one-shot.
Dans quatre jours c’est le premier mai, fête du travail et période idéale pour aborder ce monument de la BD documentaire, trop peu mis en avant lors de sa sortie l’an dernier et que bon nombre d’électeurs auraient bien fait de lire… Les deux-cent soixante-neuf pages d’une densité impressionnantes rappellent l’énorme travail des auteurs de La Bombe, dont la complexité et la profondeur rejoint l’enquête de Collombat du Cuvillier. Dépassant de loin la norme moyenne des documentaires en BD, cet ouvrage est une somme à la lecture indispensable qui revient sur soixante-dix ans de construction européenne et d’essor d’une pensée dominante marquée par un ordolibéralisme assumé. Le choix du chômage n’est pas une question mais une certitude après avoir refermé cet album.
Organisé en quatre partie volumineuses traitant des théories néolibérales, du pouvoir socialiste de François Mitterrand, de la construction européenne et la crise de 2008, les auteurs s’appuient sur les témoignages d’un très grand nombre d’acteurs de premier plan, de Jean-Pierre Chevènement à Pascal Lamy (ancien directeur de l’OMC) en passant par toute une galerie de directeurs de cabinet, hauts-fonctionnaires et responsables financiers. Le journaliste d’investigation multi-primé qui a enquêté sur l’affaire Boulin et sur les affaires de Bolloré en Afrique est déjà à l’origine du réputé Cher pays de notre enfance avec Davodeau. Sa neutralité journalistique est indéniable et la portée de ce nouvel ouvrage va bien plus loin que le précédent en ce qu’elle jette une lumière aveuglante non seulement sur le choix de favoriser l’inflation basse et un chômage haut en France (les mécanismes économiques opposant les deux) comme en Europe mais plus largement l’adoption d’une vision néolibérale par l’ensemble des acteurs de la construction européenne, des dirigeants français des quarante dernières années et le caractère assumé d’une supranationalité qui ne s’encombre pas de choix démocratiques comme le résumait en 2015 le président de la Commission Juncker. L’esprit chrétien de la prédestination et du mérite infuse une idée selon laquelle le peuple est dangereux dans ses passions et a besoin d’être forcé dans ses choix. Comme le font les auteurs de Res Publica, la quantité de citations in extenso des personnes qui ont été aux manettes ne laisse pas place au doute.
La lecture de l’album reste néanmoins ardue de part la densité des informations et la complexité des thèmes abordés. On parle en effet de mécanismes économiques comme d’arbitrages de cabinets, d’influence diplomatique entre Etats-Unis et gouvernements européens en reconstruction. Il faut s’accrocher par moment tant la précision est chirurgicale et le journaliste peut fort heureusement s’appuyer sur le talent indéniable de son dessinateur qui excelle tant dans sa qualité graphique sur les portraits des témoins clés que sur les mises en scènes illustratives au format dessin de presse. Rarement un documentaire aura autant profité de son dessin pour fluidifier le contenu sans oublier l’aspect artistique du format BD.
S’il est choc, le titre est pourtant un peu trompeur en ce qu’il n’est qu’un lancement pour décrire la construction d’une Union européenne néolibérale dont le caractère non démocratique apparaît malheureusement inhérent au projet initial. Ne s’attardant malheureusement pas sur l’espoir qu’à fait naître l’esprit de l’Etat social lors du rejet du Traité constitutionnel de 2005, le projet de Collombat et Cuvillier est totalement déprimant tant il décrit un itinéraire autoritaire et manipulateur dans lequel il ne semble pas y avoir d’échappatoire sauf à attendre le fascisme. Un fascisme dont s’accomode parfaitement le Capitalisme comme l’expérience chilienne nous l’a montré et comme l’expliquent la plupart des historiens et économistes hétérodoxes. Une conclusion qui fait refléchir pour un album sorti un an avant le funeste scrutin que nous venons de vivre et qui interroge sur une méfiance peut-être pas si franchouillarde de la population française envers une Union européenne que nombre de citoyens ont sans doute perçus comme loin de l’idéal présenté.
Il y a des ouvrages qui éclairent et des ouvrages qui bouleversent la perception du monde et de l’Histoire. Le Choix du chômage est de ces derniers tant vous ne pourrez plus regarder les politiques, les élections et l’Union Européenne avec le même regard. Un regard que ce magnifique album peut réveiller d’une longue torpeur pour nombre d’entre nous.