BD de Cedric Apikian, Christian Rossi et Walter (couleurs).
Casterman (2019), 84p., One-shot.
Pour son nouvel album, le vétéran Christian Rossi s’est associé à un nouveau venu dans le clan des scénaristes. Après son épisode sur les amazones que j’avais personnellement trouvé assez moyen scénaristiquement c’est une bonne nouvelle et je dois dire que le courant semble être passé excellemment entre les deux lorsque l’on regarde le rendu final, un one-shot sur un concept du reste assez classique mais à la construction complexe loin d’être évidente.
Le Front français de 1915 est noir comme une nuit éternelle. Dans cet enfer les soldats allemands le redoutent plus que l’assaut, plus que la mort. On le dit partout, capable de vous attraper où que vous soyez. Il serait immortel, envoyé par le diable même. Est-ce un soldat? On l’appelle Odawaa.
L’ouvrage est présenté comme un western et je dois dire qu’il en revêt les thèmes et l’aspect mythique, presque fantastique. Le théâtre du front de 14/18 a beaucoup été abordé en BD, souvent de façon historique, parfois de façon fantastique, le plus souvent dans une veine lovecraftienne compréhensible et qui semble beaucoup inspirer les scénaristes. Ici le référent serait plutôt l’excellent Cinq branches de coton noir sorti début 2018 et qui utilisait cette fois la seconde guerre mondiale pour envoyer un commando noir derrière les lignes allemandes pour récupérer le premier drapeau de la Nation libre américains, aux mains d’un officier nazi collectionneur de reliques… On retrouve dans Odawaa l’idée du commando indigène (des indiens canadiens formant une équipe de snipers redoutables), la noirceur visuelle semblant reprendre la forme du « duel » final d’Apocalypse now, mais surtout l’aspect indéterminé: jamais nous ne savons si nous sommes dans un cauchemar, maintenant, avant, dans le réel ou non. Car le cœur de l’album est bien la figure d’Odawa, fantôme de terreur dont l’ombre parcourt subrepticement les pages de l’album comme les chants poétiques récités par son officier.
Dès les premières pages nous assistons à l’un de ses offices, chasseur implacable, inéluctable, terrorisant les allemands. Très vite aussi le scénariste trouble le lecteur: l’officier assassiné n’est pas mort. Pourtant nous l’avons vu mourir… Dès lors tout ne va être qu’un grand puzzle tentant de dénouer avec l’officier commandant le bataillon d’Odawaa la réalité de la quête qui commence lorsque l’Etat-major lui demande d’éliminer une troupe de maraudeurs allemands. Les auteurs jouent ainsi avec le lecteur, utilisant les ombres pour nous embrouiller avec délectation, posant des césures complexifiant la narration jusqu’au dénouement final en hommage au duel final du Bon, la brute et le truand. Vous l’aurez compris, l’ouvrage est bardé de références qui ont l’élégance de ne jamais être voyantes mais bien plutôt les références assumées des auteurs. Ce jeu de cache-cache prends longtemps la forme d’un duel à distance entre snipers. Il est par moment compliqué de
suivre l’intrigue de par la multiplication des embuches visuelles, de découpage ou simplement de scénario posées par Apikian et Rossi. Encore une fois si la lecture aurait pu être facilitée un poil on prend autant de plaisir que dans un grand polar à décortiquer le signifiant et la réalité temporelle de ce qui nous est montré.
Ballade sanglante, barbare comme la guerre, cette BD se savoure à contempler la noirceur de la nuit et des ruines, aussi sombre que pouvait être lumineux le précédent album de Rossi. Bien plus réussi, ce dernier sait nous parler aussi de l’oubli et de l’identité volée, celle du fantôme Odawaa que l’on aimerait connaître. Un excellent album qui montre que les pas de côté mythologiques sur des thématiques connues sont souvent les meilleurs.