Monsieur Mardi-gras Descendres
BD d’Eric Liberge,
Dupuis – coll. Empreintes (1998-2005), env. 70p./ album, 4 volumes parus (+ 1 prologue numéroté « tome 0 »), série finie.
La série d’Eric Liberge est une singularité dans la BD franco-belge. D’abord par son sujet graphique: au fil de 4 albums, soit près de 300 pages, il va nous décrire un univers peuplé uniquement de squelettes, sur une lune cendrée à la lumière blafarde… Sacrée gageure que de distinguer les personnages d’une histoire, leurs expressions, sur des squelettes a priori tous identiques! L’histoire est celle de Victor Tourterelle, alias Mardi-Gras Descendres sous son nouveau nom issu du calendrier des postes et attribué à tout nouvel arrivant de l’autre côté de la vie…
Lorsqu’il arrive le personnage principal est embauché par une secte occulte, la Corniche, pour cartographier un monde qui ne l’a jamais été, grâce au gigantesque télescope de Charon. Le savoir doit permettre de combattre l’obscurantisme de l’administration et ses inquisiteurs de la Salamandre qui régit ce monde. Dans une BD à l’humour absurde, la principale richesse de ce monde est le café, breuvage qui produit des sensations issues de la vie passée et donc très dangereux pour le système en place en ce qu’il sort les âmes de leur sidération. Les carcasses des morts étant désormais immortelles, l’on peut voir l’ancienneté de chaque être pas le nombre de réparations rivetée que porte son corps. Cela permet au niveau du dessin d’incroyables personnages au design steampunk jamais vu. Le scénario prend la forme d’une conspiration avec une résistance à la dictature du Pays des Larmes. Le personnage principal va entamer un voyage initiatique pendant que les règles qui régissent ce monde (absurdité sans but ou loi divine?) sont battues en brèche par la contestation qu’il a apporté. Finalement assez politique comme sujet, si l’on fait un parallèle avec tout régime dont la population ne questionne jamais la pertinence…
L’œuvre (comme fort bien expliqué dans la post-face présente dans le quatrième volume) a été un long chemin: du fanzine à la collection Empreintes de Dupuis et la reconnaissance par un Prix Goscinny (récompensant un jeune auteur) à Angoulême en 1999, la publication des quatre volumes s’étalant sur 6 ans. Cette BD très personnelle suit donc les pérégrination d’un rebelle arrivé dans un pays de squelettes extrêmement organisé sur le modèle d’une administration totalitaire et où la quête de sens semble avoir échappé à toutes les âmes défuntes. Sur un ton plutôt drôle, rythmé et caractérisé par des dialogues tantôt ampoulés de formules théâtrales, tantôt amoncellement de termes argotiques ( pas loin du dictionnaire du capitaine haddock…), le sujet de fonds est bien celui du sens de la vie et des introspections inévitables pour une âme tombée au purgatoire… Sujet hautement philosophique donc, porté par un graphisme aux visions fantasmagoriques empruntant à l’univers des graveurs romantiques (Gustave Doré n’est jamais loin).
Ce qui est remarquable dans cette série, outre son originalité totale portée par un graphisme à la fois très distingué, pointu techniquement et parfaitement adapté au « lieu » (des mélanges de gris et monochromes, d’ombre-lumières spatiales et d’architectures labyrinthiques à la fois cyclopéennes et aux perspectives vertigineuses) c’est que dans une profusion de textes, d’images et, il faut le reconnaître, quelques pertes de lecteur en cours de route, l’auteur semble avoir toujours su où il allait malgré la complexité des sujets. Le dialogues très nombreux sont très bien faits même s’ils tournent souvent en rond, un certain nombre d’envolées lyriques étant assez dures à suivre… mais je pense qu’elles n’ont d’autres objet que leur esthétisme, appuyé par un travail sur les typographies, élégantes et variées, permettant d’appuyer graphiquement le texte.
De plus chaque album a son unité. Graphiquement d’abord, si Liberge commence par du quasi noir et blanc (la maîtrise du trait est dès le début de très haut niveau, notamment dans la maîtrise anatomique des squelettes qu’il soumet à des aventures pourtant tout à fait épiques!), dès le tome 2 les couleurs subtiles de gris et de sépia s’articulent avec des décors monumentaux, tantôt steampunk, tantôt inspirés de l’art gothique ou carrément Bauhaus. Par moment on pense aux cités obscures de Peeters et Schuiten. Le troisième volume est pour moi le plus abouti graphiquement, avec de pleines pages où le navire du héros surplombe les majestueux décors de Pluton et les visions de son passé. Dans le dernier volume, je regrette l’apparition de trames qui abîment à mon sens les magnifiques planches.
Le voyage va emprunter aux cercles de l’Enfer de Dante autant qu’à l’univers de l’Alchimie et des réincarnations karmiques. Je n’en dis pas trop pour ne pas en révéler, la découverte de cet univers étant une partie de l’intérêt de cette série. Difficile de décrire une série unique tant la profusion de sujets et d’objets graphiques nécessite l’expérience de la lecture pour en comprendre la singularité. Cette œuvre d’auteur a le grand mérite de ne pas être prise de tête malgré son ambition et un certain intellectualisme. C’est une véritable aventure visuelle à nulle autre pareil qu’il faut avoir lu dans sa vie d’amateur de BD.